« La Parole aux Négresses », réédition d’un manifeste féministe qui a fait date
Mutilations génitales, polygamie, blanchiment de la peau, dot : il y a quarante-six ans, la chercheuse sénégalaise Awa Thiam faisait entendre pour la première fois les voix des Africaines dans un essai qui reparaît au Sénégal et en France.
En 1978 paraissait La Parole aux Négresses aux éditions Denoël, manifeste féministe signé de l’anthropologue sénégalaise Awa Thiam. Avec ce titre provocateur, l’essayiste, née en 1950, signifiait la rupture du silence des femmes africaines et redimensionnait les contours d’un mouvement féministe jusqu’alors considéré comme essentiellement occidental. Disparu des rayons des librairies francophones au milieu des années 1980, l’ouvrage est cependant resté dans les mémoires grâce au circuit du livre d’occasion tandis que, dans sa traduction anglaise, il poursuivait sa carrière, devenant un livre de référence dans plusieurs facultés américaines. Il reparaît enfin, vendredi 24 mai, en France (éd. Divergences) et au Sénégal (éd. Saaraba).
C’est un livre qu’« il urge de lire », « une réédition nécessaire », soulignent les préfacières de 2024, toutes deux sénégalaises. L’une et l’autre ont découvert La Parole aux Négresses durant leurs études supérieures et le considèrent depuis lors comme un moment clé de leur formation intellectuelle. La première, Mame-Fatou Niang, 42 ans, professeure de littérature à l’université de Pittsburgh, l’a intégré à ses enseignements. Mais, au-delà de cet usage académique, elle évoque l’expérience quasi organique de sa lecture : « Dérangement, douleur, colère, dégoût, joie, résolutions. Mais, après chaque lecture, l’impression de sentir une partie amputée repousser. »
La seconde, Ndeye Fatou Kane, 37 ans, écrivaine et doctorante en sociologie du genre à l’Université de Paris insiste sur le « legs précieux » qu’est le livre à ses yeux : « Chaque lecture est une redécouverte pour la féministe que je suis. » Profond respect donc, sentiment de sororité pour ces nièces adoptives de l’autrice ? Assurément. Ainsi, sans doute, que pour toute une génération de chercheuses, créatrices, penseuses – et on l’espère penseurs – de l’Afrique actuelle que les débats féministes interpellent.
Hybridité
De fait, même si des mouvements féminins souvent liés à des partis politiques préexistent à son discours – Ndeye Fatou Kane rappelle par exemple l’existence de l’Union des Femmes sénégalaises en 1958 –, Awa Thiam est historiquement la première femme africaine à oser faire état, dans un livre, des problèmes qui gangrènent la vie des femmes noires. La Parole aux Négresses débute par leurs témoignages. Elles s’appellent Yacine, Médina, Tabara, Mouna, Ekanem. Elles sont originaires de la Guinée, du Sénégal, du Mali, de Côte d’Ivoire, du Nigeria… Après leurs « mots » Awa Thiam brise le tabou en dénonçant leurs « maux » : pratiques traditionnelles de la polygamie, de la dot, des mutilations génitales, blanchiment de la peau. Enfin, la dernière partie du livre se veut un appel à l’action, voire à la révolution : « La solution du problème des femmes sera collective et internationale. Le changement de leur statut sera à ce prix ou ne sera pas », écrit l’autrice avec emphase, rejoignant ainsi, après avoir posé la spécificité des luttes des Africaines, le cercle élargi de l’oppression féminine mondiale.
Awa Thiam a été saluée mais aussi largement critiquée en son temps pour l’hybridité de son ouvrage. Le caractère scientifique de son travail a été remis en cause, jusqu’à lui dénier la capacité à produire des connaissances. Des réactions pour le moins condescendantes à l’égard de cette intellectuelle deux fois docteure de l’université. Même Benoîte Groult, militante française signataire de la préface de 1978, garde à son égard un certain surplomb. D’après Mame Fatou Niang, la féministe française « reconnaîtra la contribution [de Awa Thiam] sur le volet de l’oppression patriarcale et la soumission des corps, mais manquera [sa] proposition de systèmes imbriqués : sexisme, racisme, classe et colonialisme, passant sous silence l’horizon radical et révolutionnaire de [son] essai ».
Ce sont pourtant bien les éléments du concept d’intersectionnalité que formule avec quarante-six ans d’avance Awa Thiam. « Là où l’Européenne se plaint d’être doublement opprimée, la Négresse l’est triplement, écrit-elle. Oppression de par son sexe, de par sa classe, et de par sa race. Sexisme-Racisme-Existence de classes sociales (capitalisme, colonialisme ou néo-colonialisme). » Son discours est donc tout aussi fortement pionnier que politique, fondateur d’un afroféminisme, qui, après l’Année internationale des femmes décrétée en 1975 par les Nations unies, revendique d’être reconnu dans ses spécificités tout autant que de prendre sa place dans le mouvement féministe mondial.
« Invisibilisées »
C’est un pas considérable qu’a franchi Awa Thiam en signant son courageux essai. Un pas d’autant plus intéressant à mesurer aujourd’hui, à l’aune de l’évolution des problématiques féminines sur le continent africain. A ce propos, dans la postface de la réédition sénégalaise, la sociologue Kani Diop s’attache à relever certains progrès comme le recul de la pratique des mutilations génitales, à force de mobilisation étatique, juridique et de la société civile. Mais elle n’en considère pas moins que les sujets abordés par Awa Thiam demeurent pertinents.
Sur ce point, Ndèye Fatou Kane fait plus qu’approuver, elle s’insurge : « La Parole aux Négresses est d’une triste actualité. Nous continuons à parler de la dépigmentation, la polygamie, les mutilations génitales. Or en Gambie, la loi de 2015 qui rendait l’excision illégale est en passe d’être abrogée… Avant même l’élection du président Diomaye Faye, les histoires qui agitaient l’opinion autour d’Ousmane Sonko ont mis en exergue le fait que les femmes sénégalaises, féministes ou pas, étaient en train d’être invisibilisées. Quel message renvoie aujourd’hui le ministère de la famille et des solidarités dont l’intitulé ne contient le terme “femme” ? Que les femmes sont cantonnées à la sphère domestique et de la reproduction alors que les hommes auraient droit à celle de la production ? La reparution du livre relancera certainement l’accusation de l’occidentalisation des féministes sénégalaises, qui seraient très loin des réalités. Mais les pourfendeurs du féminisme verront qu’il y a quarante-six ans, c’est bien l’une des nôtres qui a écrit ce livre et l’Occident n’a rien à voir avec ça. »
Awa Thiam ne s’est plus guère fait entendre depuis son livre-événement, préférant rester à distance des projecteurs médiatiques. La Parole aux Négresses fait à nouveau entendre sa voix et celles de nombreuses femmes. Qui sait combien de voies s’ouvriront encore grâce à elles ?
La Parole aux Négresses, d’Awa Thiam, éd. Divergences, Paris, 208 pages, 16 euros, préface Mame-Fatou Niang, livre suivi de la préface de l’édition originale par Benoîte Groult.
La Parole aux Négresses, d’Awa Thiam, éd. Saaraba, Dakar, 200 pages, 9 000 francs CFA, préface Ndèye Fatou Kane, entretien en postface avec Kani Diop.