Bounty et rouages juridiques
Chercheur sur les questions juridiques, Moussa Coulibaby, installé au Damnark, porte un intérêt sur Sahel. Il revient ici sur l’attaque du village Bounty par les forces françaises Barkhane fin mars 2021.
La MINUSMA a rendu publique son enquête sur l’attaque du village Bounty[1] par les forces françaises Barkhane fin mars 2021. Rappelons que ces forces militaires s’étaient déployées sur le territoire malien en août 2014, pour lutter contre les groupes djihadistes. Et c’est toute la région du Sahel qui bénéficie de ce soutien militaire qui prend le nom du G5 Sahel et, qui englobe le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad. En droit international on appellera cela une coalition internationale dont le but est de prévenir et de lutter contre l’offensive djihadiste qui a pris de l’ampleur depuis l’éclatement de la guerre en Libye en 2011. De ce fait, tous les Etats impliqués sont impactés par ce conflit. Et cela fait de lui un conflit inédit dans la région en raison de la situation géographique, du nombre d’Etats impliqués et du caractère de l’ennemi à combattre. Ce phénomène crée forcément des subtilités juridiques au regard du droit international sur lequel il est intéressant de porter une analyse.
En terme juridique, il est légitime de se poser des questions sur la teneur du rapport de la MINUSMA sur la protection des populations civiles. Puisque, au principal enjeu de la problématique de l’identification de l’ennemi, dans une zone où les massacres sont devenus intercommunautaires, s’ajoutent des attaques dirigées contre les forces militaires de la MINUSMA, les forces maliennes et les forces Barkhane[2].
Le droit international humanitaire a toujours fait de la question de l’identification des belligérants et des insurgés une question déterminante comme base juridique de la protection des populations civiles[3]. Cela ressort de l’esprit des Conventions de Genève successives (1864, 1906, 1929, 1949) et des Protocoles additionnels de 1977. Tous ces textes ont depuis 1864 tenté d’introduire des normes contraignantes afin d’« humaniser les lois de la guerres[4] ». L’article 1 de la Convention de Genève du 12 août de 1949 stipule que : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention [le présent Protocole additionnel] en toutes circonstances ». Il ressort de l’interprétation de ce texte, le caractère erga omnes des obligations à la charge des Etats signataires de ladite convention identifiée ici par l’expression « en toutes circonstances ». Ainsi la logique de l’intervention interétatique cède la place au droit des vies humaines des populations civiles.
Le rapport de la MINUSMA s’inscrit en tout état de cause sur ces sources de droit conventionnel pour faire respecter le droit des populations civiles dans les conflits armés. Il s’agit en d’autres termes d’une « humanisation des lois de la guerre » qui oblige les Etats signataires à respecter en toutes circonstances les traités et ce quel que soit le comportement de l’adversaire.
Quelle est donc la dimension et la portée du rapport de la MINUSMA sur le droit international humanitaire ? Dans le contexte malien où le conflit est devenu communautaire, permet-il de conforter sa mission initiale qui est de faire régner la paix, la sécurité et l’amitié entre les peuples tel que stipulé par sa charte ?
La Division des droits de l’homme et de la protection de la MINUSMA a en effet distingué d’une part, dans les conflits armés et internationalisés la relation entre l’Etat assiégé par des insurgés en l’occurrence - le gouvernement malien contre les djihadistes – et d’autre part le soutien militaire apporté à cet Etat par une puissance étrangère, en l’occurrence l’armée française. Ce scénario implique trois acteurs dans le conflit dont ; un élément d’extranéité qui est représenté par l’implication d’une puissance étrangère. Il s’agit ainsi de deux entités étatiques : les gouvernements malien et français contre les djihadistes. La relation entre la France et le Mali est un critère déterminant pour qualifier le conflit international quand bien même la Convention de Genève du 12 août 1949 est également applicable dans le cas de la relation entre le Mali et ses propres insurgés[5].
Dans le cas de l’affaire du village de Bounty, l’enquête de la Division des Droits de l’Homme et de la protection de la MINUSMA a inclus des personnalités et autorités maliennes et françaises accompagnées d’experts scientifiques en vue d’établir les faits. Et cela a conclu à une violation du droit international humanitaire.
Ces conclusions soulèvent ainsi la grande question des guerres civiles internes et internationalisées modernes et, le souci de la protection des populations civiles. Surtout sur la capacité des armées régulières à identifier l’ennemi. Il y a en effet un amalgame entre islamistes, terroristes, peulhs, touareg, arabes ou nomades[6]. À défaut de porter des signes distinctifs, les insurgés sont de fait confondus par les armées régulières avec les populations civiles et soldats peinent à identifier leurs cibles, leurs services de renseignements se heurtent en outre à clarifier leurs sources de financement et leurs soutiens réels ou avérés.
Ainsi selon l’enquête de la MINUSMA[7], les victimes étaient « très majoritairement composées de civils qui sont des personnes protégées contre les attaques au regard du droit international humanitaire ». C’est bien un sursaut de la doctrine volontariste de la « responsabilité de protéger » qui a prévalu dans le rapport de la Division des Droits de l’Homme de la MINUSMA du 30 mars dernier. Si l’attaque est strictement sur le registre militaire, la cible ne l’est pas selon le rapport.
La MINUSMA a ainsi offert de l'espoir à ceux qui souhaitaient voir l'ONU adopter une réponse plus affirmée aux cas de violations des droits de l'homme. Il s’agit d’une obligation de contrôle et non de tuer à la charge des armées. En outre, la Division des Droits de l’Hommes souligne que : « Cette frappe soulève des préoccupations importantes quant au respect des principes de la conduite des hostilités, notamment le principe de précaution dont l’obligation de faire tout ce qui est pratiquement possible pour vérifier que les cibles sont bien des objectifs militaires ». Cette conclusion met de facto les armées régulières à l’épreuve. Les expressions « conduite des hostilités », « principe de précaution » utilisées par la Division des droits de l’homme de la MINUSMA illustrent explicitement l’émergence d’une nouvelle doctrine qui n’est autre que la « responsabilité de protéger ».
Notons au passage que cette doctrine affirmative est née à la suite des atrocités commises pendant la guerre de l’ex Yougoslavie et du génocide rwandais de 1994.
Ce changement volontariste et rigoureux du droit international humanitaire a été soulevé explicitement par le procureur de la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslaviepar Zoran Kupreškić qui n’a pas manqué l’occasion de souligner que : « le respect des règles humanitaires ne peut dépendre d’un respect réciproque ou équivalent de ces obligations par d’autres États. [...] En raison de leur caractère absolu, ces normes de droit international humanitaire n’imposent pas d’obligations synallagmatiques [...]. Au contraire, comme on peut le lire dans l’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire Barcelona Traction [...], elles énoncent des obligations envers lacommunauté internationale[8]».
Comme l’a si bien dit Éric Pommès « Classiquement, les victoires militaires amènent les victoires politiques ; pour les insurgés, c’est l’inverse. Leurs objectifs sont avant tout politiques et non militaires »[9]. La stratégie des insurgés impose donc leur style et met le doute dont les charges de la preuve pèsent sur l’armée française, conclue la MINUSMA dans son enquête. De ce fait, il ressort de cette idée qu’en dépit de la configuration que revêt l’attaque du village de Bounty la Convention internationale de 12 août 1949 ses protocoles additionnels sont applicables. Et celle-ci impose aux armées régulières un devoir de diligence, quel que soit le comportement de l’ennemi. Quand bien même les forces onusiennes elles-mêmes sont régulièrement victimes d’attaques asymétriques[10] meurtrières par des insurgés.
Les Etats signataires de la Convention de Genève de 1949 sont tenus par le principe pacta sunt servanda en dépit des perversités de la stratégie de l’ennemi[11]. Le non-respect des règles du droit de la guerre par les insurgés fait de lui un angle mort et ; appelle au « principe de précaution » à la charge des deux armées régulières tel qu’évoqué dans le rapport de la MIUSMA. Celui-ci pointe le doigt sur la responsabilité de l’armée régulière et indirectement le gouvernement malien.
La grande zone d’ombre, sur la situation du conflit malien, est que ni le politique, ni le militaire n’a pu ou voulu identifier clairement qui soutient ce mouvement de résistance organisée. Et puisque les insurgés se dissimilent dans la population civile, les autorités maliennes sont confrontées à un sérieux problème de violation des droits de l’homme. C’est ce qui ressort également le 22 mars dernier d’un rapport indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali[12].
Au final, l’enquête de la MINUSMA prend fait et cause pour le droit international humanitaire contre les armées régulières dans une zone où les affrontements ne sont pas que religieux mais également intercommunautaires. En d’autres termes, cela soulève la question la capacité de l’Etat assiégé à renforcer sa puissance régalienne.
Moussa Coulibaly, Copenhague
Danmark
[1]Situé dans le centre est du Mali
[2]Rapport du Conseil de sécurité du 26 mars 2021 https://minusma.unmissions.org/sites/default/files/s_2021_299_f.pdf
[3]Revue internationale de la Croix-Rouge, 1965, p.365
[4] Theodor Meron, « International Law in the Age of Human Rights. General Course on Public International Law » (2003) 301 Rec. des Cours 9 à la p. 24 [Meron, « International Law in the Age of Human Rights »]. Voir également Theodor Meron, « The Humanisation of HumanitarianLaw » (2000) 94 A.J.I.L. 239 aux pp. 239-76.
[5]Paragraphe 284, du Rapport sur la Conférence des experts gouvernementaux de 1971 / Croix-Rouge internationale.
[6] ° Claudot-Hawad, H. (20 13). La question touarègue : quelsenjeux. Dans Galy, M. (dir.), La guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara : enjeux et zones d'ombre. Paris: La découverte, p. 138
[7] https://news.un.org/fr/story/2021/03/1092952
[8]Le Procureur c. Zoran Kupreskic, IT-95-16-A, Jugement (14 janvier 2000) aux para. 518-19 (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Chambre d’appel), en ligne : TPIY <http://www.un.org/ icty/kupreskic/trialc2/jugement/index.htm>
[9] Éric POMMÈS, « Les implications juridiques de la contre-insurrection. Vers une convergence de la nécessité militaire et de la protection des non-combattants ? », Dans Stratégique 2012/2-3 (N° 100-101), pages 305 à 337.
[10]Rapport du Conseil de sécurité du 26 mars 2021- https://minusma.unmissions.org/sites/default/files/s_2021_299_f.pdfp.8
[11] Alexandre Devillard, Revue Québécoise de droit International, L’obligation de faire respecter le droit international humanitaire : l’article 1 commun aux Conventions de Genève et à leur premier Protocole additionnel, fondement d’un droit international humanitaire de coopération ? P. 78.
[12] Alioune Tine : https://news.un.org/fr/story/2021/03/1092382