Edouard Glissant, La poétique des maux
Universitaire et professeur de littérature à Sfax, en Tunisie, Emna Tounsi partage avec nous sa passion d’Edouard Glissant. Brillant écrivain, et créateur de concepts, le Martiniquais est décédé en février 2011 à Paris.
L’entame de cette réflexion se nourrit, pour partie, des importants travaux que Philippe Artières[1] a produits sur Edouard Glissant décédé à l’âge de 83 ans le 3 février 2011 à Paris. Celui qui fait son entrée en poésie et en politique, en 1945, rédige ses premiers poèmes en même temps que son soutien à son aîné Aimé Césaire, poète de la négritude. Intelligent, et brillant, il se tourne très tôt vers l’écriture comme arme de combat.
Arrivé à Paris, en 1946, il suit à la Sorbonne les cours des philosophes, de Gaston Bachelard et Hypolite, et des études d’ethnologie au Musée de l’Homme. Il fait la connaissance de son compatriote Frantz Fanon, qu’il rejoint dans l’engagement aux côtés du peuple algérien. Glissant signe, sans hésiter, le manifeste des 121 qui cristallise cette ouverture de mobilisation pour l’Algérie. En 1953, il publie son premier recueil de poèmes intitulé Un champ d’îles.
Membre actif à la Société africaine de culture, il fonde avec Paul Niger à la fin des années 1950 le Front antillo-guyanais qui revendique l’indépendance pour les départements d’outre-mer. Il était alors proche des différents mouvements de libération nationale et révolutionnaires africains et sud-américains. A cette période, en parallèle à ses actions militantes, il publie une série de recueils de poèmes (La Terre inquiète, 1954 ; Les Indes. Poème de l’une et l’autre terre, 1955 ; Soleil de la conscience, 1956 ; Le Sel noir, 1960). Il sera récompensé, en 1958, par le prix Renaudot pour son premier roman, La Lézarde (Seuil).
En 1959, le gouvernement français expulse Edouard Glissant de la Martinique et l’assigne à résidence en France métropolitaine, à cause de son activisme politique. Le geste ne le dissuadera en rien. A peine la mesure levée, qu’il retourne en Martinique et fonde l’Institut martiniquais d’études (IME) et une revue, Acoma, qui paraît de 1971 à 1973. Par ces deux entreprises, Glissant nourrit l’ambition de donner au peuple antillais les clefs de sa culture. Sur ses terres, il organise plusieurs festivals culturels dans la Caraïbe avec de nombreux artistes et écrivains. C’est à cette période qu’il entreprend l’écriture de son essai sur Le Discours antillais, publié en 1981. Tout en poursuivant son travail de poète et de romancier, il publie plusieurs textes poétiques et politiques sur ce qu’il nomme « la créolisation et la mondialité » qu’on trouvera théorisées dans Poétique de la relation, Traité du tout-monde, Introduction à une poétique du divers... Les œuvres d’Edouard Glissant sont essentiellement publiées aux éditions Gallimard.
Après avoir travaillé au cours des années 1980 à l’UNESCO, Edouard Glissant s’installe aux Etats-Unis où il enseigne dans un premier temps à la Louisiana State University, puis à New York University. Au cours des années 1990, il est un des membres fondateurs du Parlement international des écrivains, dont Salman Rushdie fut le premier président. La mission de cette structure était on ne peut plus militante : grâce à un réseau de villes-refuges, défendre les écrivains persécutés. Comme en réponse aux actes qu’il pose, le prix Édouard-Glissant créé en 2002 par l'Université Paris-VIII, avec le soutien de la Maison de l'Amérique latine et de l’Institut du Tout-Monde est destiné à « honorer une œuvre artistique marquante de notre temps selon les valeurs poétiques et politiques d'Edouard Glissant : la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, une réflexion autour d'une poétique de la Relation, celle des imaginaires, des langues et des cultures»[2].
- Langues et paysages politiques
Dans chaque langue, il y a la langue. Et dans le français dont use Edouard Glissant, nous retrouvons la langue. Aussi, le lisant, nous entendons bruire la rumeur de toutes les langues et de toute langue. Nous y entendons aussi les langues qui courent à l’intérieur de la langue, celles des temps, des lieux, des personnes, elles-mêmes déterminées par les temps et les lieux de la géographie et ceux de la société, les temps de l’histoire et ceux qui, nombreux, cohabitent dans le contemporain, entre le temps de la fréquentation électronique et celui, archaïque, de l’artefact que produit la liaison perpétuelle entre la main et l’esprit, la main partisane qui trace, qui tisse, qui ce faisant, suit les schèmes déposés dans la mémoire et les représentations mentales où s’accordent la forme et la fonction. [1]
C’est ainsi que l’écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb définit la conception de la langue chez Edouard Glissant. Telle qu’elle est présentée lors de son entretien avec Philippe Artières, la langue se reconstitue à travers le refus des catalogages[2], des clichés et des stéréotypes pour donner naissance à ce qu’il nomme « littérature-monde ».
Dans cet entretien, Edouard Glissant revient sur sa pratique poétique liée d’une manière fondamentale à ses engagements politiques et notamment l’anticolonialisme. Et il y va de son analyse que, Ecrire c’est dire le monde[3]. Le monde, conçu par Glissant, est un lieu de rencontre, de choc des cultures et des humanités. La rencontre la plus fondamentale fut le colonialisme, comme il l’écrit. Cette partie de l’histoire du 19ème siècle qui faisait coexister des nations colonisées, opprimées et de nations colonisatrices[4]. Or, il n’y a pas de fonction dominatrice assignée à une langue et une fonction de dominé assignée à une autre[5]. Glissant parle « des langages des langages », et non de langages originels.
Il donne à la langue une vie avec des remords, des éclats, des reculs et des avancées. Une langue est condamnée à la disparition quand elle deviendrait un code. Un code universel par exemple comme le cas de la langue anglo-américaine. Une langue selon Glissant disparaîtra comme langue en même temps qu’elle triomphera en tant que code[6]. Il poursuit : « C’est pour cela que toute littérature qui considère sa langue comme la langue est une littérature infirme, ainsi que l’ont montré les plus grands écrivains, de Kafka à Joyce ou à Faulkner »[7]. C’est donc le rôle du poète de préserver l’ardeur des langues en reliant en profondeur poésie et politique.
Pour Glissant, il n’y a pas de poésie-politique et la grande poésie ne se concevait pas sans cette relation sous-jacente[8]. Tout comme dans la poésie, en terme de politique, c’est le monde en devenir qui importe. Par ailleurs, libérer sa relation au paysage, préserver la mémoire collective, et écrire dans la diversité des langues sont les dimensions fondamentales qu’assigne Glissant à la poésie. Il donne l’exemple du poète et diplomate français Saint John Perse, engagé par sa poésie qui nous rapproche des paysages du monde. Dans « Eloges, il s’agit du paysage caraïbe, dans Anabase, de celui du Pacifique, dans Exil, de l’Atlantique et du rapport entre l’Europe et les Etats-Unis »[9].Ouvrir les paysages, et en faire saisir le sens profond, est selon Glissant une pratique politique ; contrairement aux poètes dits littéraux qui ne font que recopier le réel tout comme Heredia et les parnassiens. Il ne s’agit donc pas de raconter le monde mais « d’en produire un équivalent, qui sera le Livre, où tout sera dit, sans que rien soit rapporté »[10]. C’est ce qu’on appelle la « totalité de langage ». En Parlant des combattants des guerres de libération, du Vietnam ou de l’Algérie, Glissant dresse un rapport étroit entre la dimension libératrice et la dimension poétique.
2. Des « Poétiques » à la « Poétique de la relation »
A l’interrogation sur le pouvoir du genre poétique à exprimer le politique, Glissant répond d’abord que la poésie se définit par la maîtrise de l’art du raccourci. Il explique que le poète surgit en cri et que le romancier surgit en structure même s’il est possible pour lui de « structurer le cri comme de crier la structure. (…) Autrement dit, aujourd’hui, il n’y a plus de poète ni de romancier, il y a des poétiques »[11]. La « poétique de la structure »[12] c’est quand le créateur du texte s’efface pour se révéler dans la texture de ce qu’il a créé. Ainsi, pour Glissant, le plus haut degré est le « tout-monde », dans le chaos-monde actuel : « cette rencontre, ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas encore réussi à saisir l’économie ni les principes »[13]. Solitaire, mais solidaire, un poète est avant toute chose un avant-gardiste capable de voir ce qui se passe au fond mais aussi celui qui « ne cesse de supposer, depuis le premier mot de son poème. Je te parle dans ta langue, et c’est dans mon langage que je t’entends. »[14]
Pour parler de cette poétique des profondeurs[15], Glissant prend l’exemple de Baudelaire qui par sa poésie a réussi à explorer « les abîmes que l’homme porte en lui»[16]par le biais du lyrisme romantique. « L’espace intérieur est aussi infini à explorer que les espaces terrestres[17] ». Le but ultime de cette poétique est de définir l’humanité universelle, de s’ouvrir sur le monde et de ne pas se limiter à outrer ses limites.
Poétique des profondeurs, poétique du langage ou de la structure, texte et contexte, sont les instances fondamentales de la littérature française auxquelles Glissant ajoute une autre instance qui s’appelle « Poétique de la relation ». Cette poétique est une sorte de trajet ouvert qui se dresse entre le « Je » et le « Tu » et qui fonde la communauté d’un « Nous » désignant « le lien de partage de l’être-au-monde avec-autrui »[18]. « […] La poétique de la Relation n’est pas une poétique du magma, de l’indifférencié, du neutre. Pour qu’il y ait relation il faut qu’il y ait deux ou plusieurs identités ou entités maîtresses d’elles-mêmes et qui acceptent de changer en s’échangeant »[19].
Les contacts entre les cultures sont l’une des données de la poétique de la relation et de la modernité. C’est sur cette conception de la mondialisation que repose la réflexion d’Edouard Glissant :
[Aujourd’hui] l’individu (…) peut être directement atteint par l’ailleurs, parfois même avant que sa communauté, famille ou groupe social ou nation, se soit enrichie de la même atteinte. Cette répercussion immédiate et fragmentaire sur les individus, en tant que tels, a autorisé en Europe les pressentiments des premiers poètes de la Relation, Segalen ou Raymond Roussel ou Douanier Rousseau.[20]
Ceci dit, les mouvements de cette poétique sont repérables dans l’espace comme étant des trajectoires qui relient les lieux du monde en un ensemble de périphéries, dénombrées en fonction d’un centre. Il s’agit, en effet, de trois trajectoires : la première qui va du centre aux périphériques suivant l’appel du Divers[21] dont l’initiateur est le Français Victor Segalen[22]. Nous pourrons citer aussi d’autres écrivains et poètes de Cendrars à Malraux, de Michaux à Artaud, de Gobineau à Céline et de Claudel à Michel Leiris.
La deuxième trajectoire se dessine des périphériques vers le centre, comme Jules Supervielle, Saint John Perse et Georges Schéhadé. Il s’agit de ceux qui sont nés ou ayant vécu dans l’ailleurs, ceux qui ont rêvé la source de leur imaginaire et qui ont vu le monde en sens inverse.
Le troisième itinéraire se trace d’une façon linéaire, loin de la conception du centre et de la périphérie. La parole du poète circule suivant un mouvement auquel Glissant donne le nom de « nomadisme circulaire » comme pourrait nous le rappeler les cas de Kateb Yacine, Cheikh Anta Diop, Léon Gontran Damas ou encore Segalen. En effet, la différence entre Segalen et Saint John Perse, est que le premier a choisi d’aller vers l’Autre et vers l’Ailleurs, alors que le deuxième, né dans cet ailleurs, retourne au Même vers le Centre proclamant l’universalité de la langue française, tout en fixant de prime à bord le décor de son île natale, la Guadeloupe (Eloges). Mais finalement, vient le temps - dit Glissant -, « où la Relation ne [se] prophétise plus par une série de trajectoires (…), mais, d’elle-même et en elle-même, s’explose, à la manière d’une trame inscrite dans la totalité suffisante du monde »[23]. C’est donc « une poétique latente, ouverte, multilingue d’intention, en prise avec tout le possible »[24].
En ce qui concerne Glissant lui-même, il considère la Caraïbe comme l’un des lieux du monde où la relation se donne visiblement comme une zone d’éclat, d’éclairage et d’éclatement. C’est un lieu de rencontre et de connivence grâce à la créolisation qui favorise non seulement le métissage mais à la fois l’enracinement et l’ouverture. Le génie de la langue créole résidant dans l’aventure du multilinguisme et dans l’éclatement inouï des cultures[25].
S’inspirant de Glissant, Gary Victor affirme que :
(…) La Caraïbe est incontestablement le lieu qui instruit le mieux l’esprit à la diversité. (…) Toujours en quête de l’humain. Nous avons appris à être à l’écoute de la mer et des alizés et comme la mer et son souffle sont l’âme de la planète, nous avons compris que le souffle de la création n’avait pas de frontières et qu’au-delà des langues, au-delà des nationalités, seules importaient la beauté et la quête de la vérité.[26]Force est alors à la poétique : « La dialectique de l’oral et de l’écrit, la pensée du multilinguisme, la balance de l’instant et de la durée, le questionnement des genres littéraires, la force baroque, l’imaginaire non projetant »[27]. Il est ainsi entendu que tout cela fait de la relation non pas un absolu à atteindre mais une Totalité qui cherche à se parfaire.
[1]Abdelwahab Meddeb, « Lumière de l’obscur » dans Autour d’Edouard Glissant : lectures, épreuves, extensions d'une poétique de la relation, édition préparée par Samia Kassab-Charfi et Sonia Zlitni-Fitouri ; avec la collaboration de Loïc Céry, coll. Sémaphores, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït al-Hikma, 2008, p.17.
[2]Gary Victor, « Littérature-monde ou liberté d’être » In Pour une littérature-monde, Sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, 2007, p.319.
[3]Edouard Glissant, Traité du tout monde : poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.119.
[4]Philippe Artières, « « Solitaire et solidaire » Entretien avec Edouard Glissant » In Pour une littérature-monde, Sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, 2007, p.77.
[5]Ibid. p.81.
[6]Ibid. p.82.
[7]Ibid.
[8]Ibid. p.78.
[9]Ibid. p.80.
[10]Edouard Glissant, « Poétiques » In Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p.37.
[11]Ibid. p.83.
[12]Edouard Glissant, « Poétiques » In Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p.37.
[13] L'imaginaire des langues : 1991-2009, Edouard Glissant ; entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010, p. 15.
[14]Edouard Glissant, Traité du tout monde : poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.123.
[15]Edouard Glissant, « Poétiques » In Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p.36.
[16]Ibid.
[17]Ibid.
[18]Abdelhamid Hocine, « Poétique de la Relation : Amin Maalouf et Edouard Glissant » In Synergies Algérie n°19 – 2013, p.28. URL : http://gerflint.fr/Base/Algerie19/Hocine.pdf.
[19]Edouard Glissant, Traité du tout monde : poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p.67.
[20]Edouard Glissant, « Poétiques » In Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p.39.
[21]Ibid. p.41.
[22] Victor Segalen, médecin, romancier, poète, ethnographe, sinologue et archéologue né le 14 janvier 1878 à Brest et mort le 21 mai 1919 à Huelgoat.
[23]Ibid. p.42.
[24]Ibid. p.44.
[25]Ibid. p.46.
[26]Gary Victor, « Littérature-monde ou liberté d’être » In Pour une littérature-monde, Sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, 2007, p.317.
[27]Edouard Glissant, « Poétiques » In Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p.47.
[1]Philippe Artières, « « Solitaire et solidaire » Entretien avec Edouard Glissant, Terrain [En ligne], 41 | septembre 2003, mis en ligne le 23 mai 2005, consulté le 23 décembre 2014.
URL : http://terrain.revues.org/1599 ; DOI : 10.4000/terrain.1599
[2]http://edouardglissant.fr/prixedouardglissant2012.html