Pierre Bonte, le récit des origines et le caillou linguistique
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Pierre Bonte, le récit des origines et le caillou linguistique

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Sans tabou, les livres ont leur vie !

L'ethonologue Pierre Bonté était un habitué de l’Ouest saharien : Mauritanie, Maroc, Sahara Occidentale, Algérie, Mali… Ses séjours dans ces espaces feront l’objet de plusieurs publications. Malgré l’urgence intuitive contre le destin, son œuvre connaîtra un d’arrêt brusque avec sa mort le 4 novembre 2013. Mais, grâce à des volontés conjuguées un livre verra le jour : Récits d’origine, contributions à la connaissance du passé Ouest saharien…Ahmed M Mohamed Ahmedou dit Gemal, nous entretient des  Mais pas seulement.                                                                                                                                               

 

                      Récits d’origine : le caillou sociolinguistique !                                            

Publié en 2016 par les Editions Karthala, l’ouvrage « Récits d’origine, contributions à la connaissance du passé Ouest saharien (Mauritanie, Maroc, Sahara Occidentale, Algérie, Mali) »  de l’anthropologue Pierre Bonte, restitue une compilation d’informations  orales et écrites, riches et variées, recueillies par l’auteur au cours d’enquêtes de terrain menées dans le rude espace sahelo-saharien. Le Français y effectué plusieurs voyages, en plus de trois décennies. Pierre Bonte est pointilleux. Ses trouvailles riches, originales et impressionnantes. L’anthropologue des sociétés sahariennes, spécialiste de la Mauritanie, est l’auteur de plusieurs publications sur la société saharienne ancienne et moderne,  en particulier sur l’émirat de l’Adrar dont à titre d’illustration : la montagne de fer (2001), l’émirat de l’Adrar mauritanien (2008), la Saqiya Al hamra (2012) ainsi que d’études sur diverses questions sur le monde arabe et les sociétés tribales telles que : l’alliance par le mariage, l’ordre filiatif, la littérature orale, les rituels sacrificiels etc.

Ici, nous porterons notre regard sur « Récits d’origine, contributions à la connaissance du passé Ouest saharien (Mauritanie, Maroc, Sahara Occidentale, Algérie, Mali).» L’écrit se rapporte aux fondations des tribus dans une société stratifiée et logée dans des  villes anciennes. Le domaine porte sur les grands mouvements religieux et à l’introduction du soufisme dans l’ouest du Sahara. En somme, un apport à la connaissance de l’histoire anthropologique des populations du grand Sahara et qui nous interpelle sur les rapports entre la mythologie et l’histoire. C’est un fabuleux travail laissé pratiquement inachevé par l’auteur après sa disparation brutale survenue le 4 novembre 2013. Heureusement que sa collègue du CNRS, l’anthropologue Anne-Marie Brisbarre,  a pu mener à bout non sans peine et patience le projet.

Parmi les soixante dix textes annexés, en appui aux travaux de l’auteur, le numéro onze qui relate le conflit entre deux tribus d’après l’histoire ancienne de l’Adrar mauritanien retient l’attention. Autant la version  originale du texte traduit est exacte, autant l’interprétation qui lui est donnée est erronée. L’extrait mentionné tire sa source du manuscrit des chroniques des énigmes de l’histoire et des guerres en Adrar rédigé par l’érudit Abdel Wedoud Ould Ahmed Maouloud Ould N’Tahah, en réplique  au fameux Al Wassit de Sid’Ahmed  Wel Elemine Chenguitti, un tableau de la Mauritanie du début  XXème siècle.  Pour l’histoire, Wel Elmine Chenguitti  avait relaté à son éditeur égyptien, par écrit, sa mémoire riche et son immense savoir sur son pays d’origine, l’actuelle Mauritanie. Découvrant le peu de place réservée à aux siens par  Sid’Ahmed Wel Elemine, l’érudit  Abdel Wedoud Wel N’Tahah  rédigera,  par la suite et avec un style incisif,  son « récit historique sur ce pays ses premiers habitants, sa première conquête et l’expulsion des non arabes de ses terres ». Ce manuscrit fut découvert au début des années  1970 par l’orientaliste britannique H.T.Norris, qui en publie des extraits en anglais dans son livre Saharan Myth and Saga, sous le titre : The ancient history of the Mauritanian  and Adrar the sons of Shams Al-din, by Abdal-Wadud b.Ahmed Mawlud Al-shamsadi (1972). De nos jours,  le manuscrit d’Abd Al Wedoud Ould N’Tahah est  l’une des références incontournables, les plus citées par les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de l’Adrar mauritanien.

Pour ne pas prolonger notre digression, revenons à l’extrait du récit numéro onze, objet de notre intérêt. Celui-ci relate que : « […] Ce fut par la volonté de Dieu, qu’un homme issu des fils de X aille à la recherche d’une vache dans la direction d’Amdeyr, et il rencontra un groupe de femmes abominables. Elles dirent à ces hommes vils qui viennent d’être mentionnés qu’ils devraient lui fournir son hinn comme repas […] ».

En interprétant cette légende, Pierre Bonte s’est référé à l’explication en anglais qu’en donne l’orientaliste T.H.Norris qui estime qu’ : « un hinn est une espèce inferieure de démon, que les poètes arabes décrivent comme un chien, appartenant aux jnoun. Norris (1972) suggère de rapprocher cette référence de celles plus générales aux chiens dans le même texte. On peut ajouter cette pièce au dossier des appartenances ibadites des baffur et autres groupes que les smassides rencontrent dans l’Adrar occidental au moment de leur installation, vraisemblablement à la fin du XVI ème siècle.»

Curieuse interprétation ! Elle modifie ostensiblement le sens du récit d’origine d’Abdel Wedoud Ould N’tahah. Le mot hinn, ne renvoie certainement pas à une forme de démon mais tout simplement au henné, bien connu dans notre société. Ainsi l’expression  « fournir le hin comme repas », doit se comprendre dans le sens de l’art ou outils de parure féminine qu’est le henné. Quand une femme sollicite « le repas du henné » d’un homme, cela veut dire qu’elle demande un présent à offrir à la tatoueuse qui peut prendre la forme des ingrédients nécessaires à la confection d’un thé ou de quoi acquérir un petit cabri à « égorger » pour une soirée festive. De nos jours, la modernité et la mondialisation étant passées par là, il suffit pour les hommes d’offrir des sachets de bonbons, de chocolat ou des cartes de « crédits » comme recharge des téléphones mobiles.

On en déduit, dans l’extrait susmentionné, que cette femme, en provocatrice, a demandé à ces parents, de lui offrir en guise de présent, un repas assez cruel, la tête d’un homme de la fraction tribale X.

L’orientaliste Norris est donc passé à côté du sens de la légende, induisant en erreur inexorablement plusieurs chercheurs, dont l’éminent Pierre Bonte qui a puisé dans son œuvre. Une équivoque, qui ne remet pas en cause la qualité du travail scientifique effectuée, mais qui méritait tout de même d’être relevée, ne serait-ce que pour les chercheurs qui ont vocation à s’intéresser à ces écrits.

Il est enseigné quelque part, en Afrique  que l’erreur n’annule point l’effort accompli. L’œuvre de Pierre Bonte est substantielle et l’interprétation curieuse du récit d’origine est accessoire.

                                                                                                                         Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou dit Gemal

Récits d’origine, contributions à la connaissance du passé Ouest saharien (Mauritanie, Maroc, Sahara Occidentale, Algérie, Mali) par Pierre Bonte. Préface de Abdel Wedoud Ould Cheikh, Ed Karthala, 2016