Gabriel Hatti, la Mauritanie au cœur
Au moment où les réseaux provoquent des positionnements haineux entre les communautés, en Mauritanie, inviter au dialogue devient un devoir. Pour rappeler l’histoire, l’amour et les liens fraternels d’une nation plurielle. L’Association Traversées Mauritanides, en partenariat avec l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique en Mauritanie, offre des tribunes autour du Vivre ensemble et de la cohésion sociale. À l’image de cette rencontre à la Maison de Quartier de la Cité Plage, siège de l’association, quand elle a reçu comme Invité d’honneur Gabriel Hatti. Libanais d’origine, l'homme est parmi les bâtisseurs de la Mauritanie postindépendance.
Le Troisième âge dit sa Mauritanie
Qui, plus que Gabriel Hatti, Mauritanien d’origine libanaise par ses parents et chrétien de confession, est plus représentatif de cette diversité et de cette tolérance de la Mauritanie postindépendance. Ce vaste désert aux populations nomades, loin de l’administration et fortement imprégnée d’un islam modéré et soufiste, lui a offert tout dans la quiétude.
Invité par Traversées Mauritanides, le doyen, Gabriel Hatti était entouré par des gens qui l’ont côtoyé, d’autres qui ont partagé un pan de parcours scolaire et administratif. Parmi eux : Melaïnine Tomy, ancien Directeur de cabinet du président Maaouiya Sid’Ahmed Taya, NDiawar Kane, cadre de haut rang et professeur qui s’est retrouvé face à ses anciens élèves devenus à leur tour professeurs ; il s’agit du sociologue et chercheur Sall Amadou et de Cheikh Konaté, spécialiste en éducation et actuel directeur de l’Alliance française, ainsi que de l’homme de culture Ahmed Mahmoud Ould Mohamed Ahmedou dit Jemal détenteur de l’une des bibliothèques les plus fournies avec les meilleures archives sur le pays. Il y avait là aussi Idrissa Diarra, ancien ministre, l’administrateur Dahmane Ould Beyrouk, Kane Mamadou Hadiya, Directeur Général de l’Office des Musées de Mauritanie, l’activiste et consultant Mohamed Abdallahi Ould Bellil, ainsi qu’un parterre de jeunes étudiants et leaders sociaux, à l’image de l’artiste-musicienne Oumou Sy, Cheikh Thiam de l’Association des Gestionnaires pour le Développement (AGD), un grand nombre d’étudiants parmi lesquels Mohamed Ag Omar, réfugié malien du camp de Mberra et finaliste du concours Éloquence Mauritanie que l’association Traversées Mauritanides organise depuis quatre ans avec l’Unicef.
Boghé et Nouakchott, terreaux d’enfances
De parents libanais installés en Mauritanie dès 1928, après un passage à Marseille puis Saint-Louis, Gabriel Hatti est né à Boghé où son père tenait le haut du pavé du commerce comme en témoignera le romancier Birago Diop dans ses mémoires A Rebrousse-Gens (Présence Africaine, 1985). Dans les ruelles de cette ville du sud, au bord du fleuve Sénégal, Gabriel mène une enfance heureuse. « Il n’y avait pas la maison d’Untel ou de…, raconte-t-il un brin nostalgique, en tournant la tête vers ses amis. Les clôtures, oui les clôtures à l’époque étaient essentiellement en banco. Voyez-vous, pas de murs bétonnés, et les points de passages des champs pour tout le monde. C’était gai ! » Il raconte dans le détail Boghé Escale surnommée « Boghé la coquette » qui était rouge de ses flamboyants. Ses amis et lui y jouaient gaiment au foot, quand ils n’étaient en baignades dans les eaux du fleuve ou en escapades dans la forêt voisine de Ganki où ils titillaient toutes sortes d’animaux sauvages. « Nos instituteurs avaient pour noms, poursuit-il, Messieurs Tall, Soumaré Diaramouna, Bâ Bakar… ». Puis il se remémore des trajets qu’il effectuait avec son père : « J’accompagnais régulièrement mon père, paix à son âme, lorsqu’il rendait visites aux chefs de cantons de Bababé Djibril Bâ, de Mbagne Kane Abdoul Aziz, de Dar El Barka Kane Abdoul Mame Diack. De même qu’aux émirs Bakar Ould Ahmedou du Brakna, Abderrahmane Soueïd Ahmed du Tagant. Notre maison à Saint-Louis était, aussi, le lieu de rencontres des amis de la famille du Brakna, du Trarza ou du Tagant qui partaient à Ndar pour le travail ou pour des soins de qualité. Sans oublier également que ma sœur aînée, Henriette, avait été la secrétaire de Moctar Ould Hamidoun éminent historien à l’IFAN de Saint-Louis. Cette ambiance sociale, que je vivais avec mon père, contribuera fortement à façonner mon destin de haut fonctionnaire en Mauritanie et ailleurs ».
En 1962, avec son baccalauréat section philosophie en poche, il opte pour l’éducation physique ! « Vous me voyez comme ça, mais à l’époque j’avais du muscle pour », dit-il en mimant des gestes de sportif. Qu’à cela ne tienne, le pays le prédestinait à autre chose. Son projet sera retoqué par le Commissaire au Plan à la présidence de la République, Mohamed Lemine Hamoni. Ce dernier lui dit, après l’avoir écouté et observé son short prêt à dévaler des pistes : « Jeune homme, pour le moment nous n’avons pas besoin de professeur d’éducation physique ! ». Gabriel baisse la tête, très frustré : « Il m’a fait comprendre que nous sommes dans un pays neuf, une jeune nation en construction, et les orientations devraient porter sur autres choses, que le sport n’était pas une priorité. À mon âge, je ne pouvais que m’exécuter ». Alors, Gabriel Hatti aura un billet et une bourse pour faire des études de Droit à Dakar, puis à Orléans en France.
Bon pied, bon œil, bonne mémoire, Gabriel Hatti se souvient de ses amis d’enfance à l’école primaire de Boghé dans ces années 1950, les énumère avec des anecdotes sur chacun presque : feu Dieng Boubou Farba, ancien président du Sénat, Sall Djibril, le commissaire de police poète, Bâ Silèye, Bâ Mehdi, Dia Bocar, Fall Oumar, Bocoum Mohamed... Il parle également des amis du Lycée national de Nouakchott : Moustapha Ould Cheikh Mohamedou, feu Abdel Kader Ould Ahmed, Abderrahmane Ould Boubou, Diagana Youssouf, Diagana MBou, Jiddou Ould Saleck, Soumaré Silman. À cette époque où les candidats au baccalauréat se comptaient sur le bout des doigts, ils étaient 7 en section philosophie et 15 dans les autres filières. Les plus jeunes étaient Mohamed Moktar Ould Zamel et Louleïd Ould Wedad qu'il retrouvera plus-tard au Gouvernement.
Après sa licence en droit, Gabriel Hatti voulut poursuivre ses études, faire le doctorat et la recherche. Mais là encore, l’Etat mauritanien qui veillait à l’orientation de ses étudiants, compte tenu des besoins de l’époque, le remet sur un autre chemin. Il sera dérouté vers l’Institut International de l’Administration Publique (IIAP) de Paris, l’équivalent de l’ENA pour les Africains. À la fin de sa formation, retour en Mauritanie. « Il ne venait à personne l’idée de rester ailleurs. L’esprit et le devoir de l’Etat étaient si forts qu’on était simplement mus par servir le pays, la patrie mère », argumente-t-il en regardant droit dans les yeux les jeunes buvant religieusement ses paroles. « Aimer son pays, et lui rendre ce qu’il nous offre, il n’y a pas meilleur dévouement », poursuit-il en appuyant sur ses doigts.
Dès son arrivée, Gabriel Hatti se voit confier la direction de l’Imprimerie nationale. Il aura son intégration, à la Fonction publique en 1971 comme premier administrateur civil universitaire de Mauritanie. Le ministre de l’Information de l’époque, Ahmed Sidi Baba qui le coiffait, nourrissait de grandes ambitions, notamment la création d’une télévision en plus de la mise en place du Quotidien national Chaab. Sa nomination à ce grand établissement n’a tout de même pas été facile à entériner. En effet, certains panarabistes le voyaient d’un mauvais œil. Ce qui interpella feu Mohamed Said Hamody qui ne put s’empêcher de leur faire remarquer : « Vous ne cessez de nous casser les tympans par les slogans de l’unité arabe, alors que vous n’êtes même pas capables d’avaler un Arabe ! »
En peu de temps, Gabriel Hatti met en orbite l’Imprimerie nationale et ses différents rouages. Ses collègues, pour appuyer les projets du ministre, étaient Mohamed Saïd Ould Hamody et Mohamed Yehdih Ould Bredellil dont il a été le collaborateur au Secrétariat Général à la Présidence, après le coup d’état du 10 juillet 1978. À l’imprimerie il attirera à lui Mohamed Lemine Ould Ahmed qui venait d’avoir des déboires politiques et qu’il aidera par la suite à passer son baccalauréat.
La confiance et le travail toujours bien accompli lui valent d’être appelé à d’autres fonctions. Cette fois à la Présidence de la République où on le nomme Conseiller aux affaires administratives en 1973. Il y officia en compagnie de Yedaly Ould Cheikh, chargé des affaires juridiques, Bal Mohamed El Béchir pour les affaires régionales et Mohameden Ould Hamidoune pour les affaires islamiques. À l’époque, dans les allées de la présidence se trouvaient aussi deux fonctionnaires français : Joseph Maroil, Directeur de la législation, à qui on colla Yedaly Ould Cheikh et Abel Campourcy véritable cheville ouvrière des instances et avec qui Gabriel Hatti allait travailler, avant de le remplacer. Ce passage à la présidence sera le premier contact direct avec le président Mokhtar Ould Daddah et son tout jeune et technocrate Secrétaire Général, Mohamed Aly Chérif. En 1975 Gabriel Hatti sera nommé, avec la naissance de la nouvelle structuration gouvernementale après les accords de Madrid sur le partage du Sahara Occidental entre le Maroc et la Mauritanie, Directeur de cabinet avec les attributions d'un Secrétaire Général au Ministère de d’État à la Souveraineté Interne. C’est à l’issue de cette opération
que la Saguiat Hamra sera rattachée au Maroc et le Wad Edeheb à la Mauritanie. Gabriel Hatti sera chargé de préparer et de superviser les élections présidentielles et législatives ainsi que le référendum après le rattachement d’une partie du Sahara à la Mauritanie.
Il sera ensuite affecté à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Rome. Il décida, au bout de quelques années, de revenir au plus près des affaires de sa chère Mauritanie. Aujourd’hui, Gabriel Hatti, à la retraite bien sûr, reste actif en profitant de son grand cercle d’amis. Dans l’humanitaire, il est membre du Bureau exécutif de Caritas Internationalis.
Plusieurs témoignages ont suivi sa longue narration et sa description de la Mauritanie plurielle des années soixante, une Mauritanie sans pesanteur tribale, ni ethnique, qu’il a connue. « Certes j’ai connu des hauts et des bas, comme dans chaque vie, mais je n’ai jamais soupçonné un sentiment de rejet du fait de mon nom, de ma religion, de ma foi», confesse-t-il en rabaissant la voix. Puis, Gabriel Hatti reprend le verbe reconnaissant : « Bien que beaucoup d’anciens compagnons aient quitté cette terre, paix à leurs âmes, leurs enfants et familles restent très attachés aux rapports qui m’avaient uni à leurs parents. Je ne suis jamais vu comme l’autre, mais bien simplement comme un grand-père, un père, un oncle, un tonton. Aujourd’hui, plus qu’hier, je me sens pleinement Mauritanien ».
C’est là, en Mauritanie, que dorment ses parents et c’est là qu’il aimerait « être enterré quand arrivera l’ultime jour », dit-il en se frottant les yeux. « Si mon parcours peut servir, je prie qu’il vous soit utile, vous la nouvelle génération. Aimez-vous les uns les autres, et dites-vous que vous avez un beau pays sous vos pieds. Il faudra oser vos convictions. N’ayez pas peur de cultiver la tolérance et la miséricorde comme nous le dictent nos religions », conclue-t-il en prenant à témoins tous ceux ayant déjà lu ou écouté ses récits ailleurs.
Un moment d’émotions se saisit de la salle. Les intervenants, en prenant la parole, plus que des témoignages, ont tous salué la modestie de l’hôte du jour, avec des tranches de vies loin de tout extrémisme et de replis identitaires. « Nous ne pouvons rien ajouter à ce que vient de dire mon aîné et ami Gabriel Hatti, souligne Melaïnine Tomy. Toujours à ses côtés je me suis senti en petit frère. Sa grandeur d’âme et de cœur sont ce qu’il y a de plus nobles à transmettre. Dans son récit, il a évoqué moins de familles libanaises que des familles mauritaniennes, maures, peules, bambaras, soninkés et…wolofs ». Et Tomy de poursuivre : « lui et moi ne communiquons qu’en wolof, jusqu’aux textos. Même là, en venant, nous nous envoyions des messages en wolofs. Et c’est ainsi au quotidien. Gabou, comme nous l’appelons, est un Mauritanien, pas autre chose. Il est l’expression de la diversité dans ce que celle-ci a de noble, de sincère, et de l'amitié débarrassée de tout calcul. ». Selon Ould Tomy, la Mauritanie doit être fière d’avoir des exemples comme Gabriel Hatti, tellement ce dernier la lui rend bien. Et ils sont nombreux dans son cas, selon lui, dans nos quartiers, villages, et à l’étranger qui se serrent dans les bras à chaque rencontre. « Je vous invite jeunes à être, au quotidien, les ambassadeurs de votre Mauritanie multiculturelle, votre Mauritanie ouverte sur le monde, votre Mauritanie simplement de vous. La diversité, dans le respect, ne peut qu’élever un pays, une nation », ponctue Melaïnine Tomy en se tournant avec mesure vers son voisin de gauche devenu timide devant les mots tenus à son égard.
Après de longs débats, et échanges, les jeunes ont souhaité que ce genre d’expériences soit largement diffusé et que cet exemple du vivre ensemble dans cette Mauritanie-là serve de repère. Cela permettra de ressouder des liens distendus par ce que l’on observe aujourd’hui en Mauritanie via des réseaux sociaux, avec des écrits, audios et vidéos invitant peu à la concorde. Des messages de haine, et du rejet de l’Autre, prolifèrent de plus en plus sur la toile, remettant en cause les fondements de la société mauritanienne et sa bonne entente. Oubliant que la cohésion sociale est le viatique de notre paix, de notre vivre ensemble et de tous les symboles religieux et culturels qui ont toujours donné à la Mauritanie sa désignation de « Trait d’union » des peuples et des cultures. « À tous de faire front contre une Mauritanie divisée, où chaque communauté risque d’être appelée à vivre en vase clos, avec des cloisonnements ethno-régionaux », conseille l’ancien ministre Idrissa Diarra. « Il est en effet de notre devoir à tous de lutter contre ces mauvais champignons qui poussent dans nos langages, pourrissent nos quiétudes et font monter les extrémismes », renchérit l’artiste Oumou Sy. Le Troisième âge a dit sa Mauritanie. Des leçons pour la paix, pour demain.
Cheikh Aïdara et Bios Diallo