Brahim Bacar Sneïba, traces soufies
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Brahim Bacar Sneïba, traces soufies

Coordinateur du Département des Langues Vivantes à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, professeur spécialiste de littérature française et chercheur en littératures francophones, Mamadou Ould Dahmed partage avec nous des choix de lectures. Il nous parle ici de Soufi, le mystique qui faisait peur de Brahim Ould Bacar Sneiba. Une passionnante lecture, à l’image du récit qui revisite une pensée religieuse : le soufisme.

 

Une biographie fictive ?

La vitalité d’une littérature se mesure à sa force d’innovation créatrice qui, ne se contentant pas de reproduire les genres attestés, tente d’élaborer des textes plus ou moins originaux, quitte à subvertir les normes codifiées, à les mélanger, et à jouer ainsi savamment à un certain mélange de genre qui donne de l’attrait et du plaisir esthétique. Telles sont les caractéristiques du premier roman de Brahim Ould Bakar Sneïba, Soufi, Le mystique qui faisait peur (Editions Thala, 2016), dont l’attestation générique « roman » et l’avertissement « ceci est une fiction » jettent un doute sur le genre du texte eu égard à son contenu, et à certaines particularités discursives et énonciatives.

L’histoire (celle des individus comme celle des peuples, les biographies comme les récits des grandes hécatombes, mais aussi les merveilleux exploits des héros légendaires), a toujours été une source d’inspiration pour la littérature. Il ne s’agit certes pas pour l’écrivain de se muer en historien, ni à ce dernier de se transformer en créateur de fiction. Il a toujours été question d’une rencontre, à la fois heureuse et conflictuelle, où renonçant quelque peu à son principe de fictivité qui la fonde, la littérature s’arrogeant les faits réels, les transformant, les dénaturant même, les grossissant, les embellissant, en réalise, après tout un traitement esthétique, des œuvres poétiques majeures. L’histoire, elle, sans renoncer à son impératif de vérité, récupère en beauté, en élégance et même en degré de réceptivité, ce qu’elle pourrait perdre de sa rigueur factuelle.

On comprend ainsi mieux les précautions oratoires, pour ne pas dire rhétoriques, introduites dans le paratexte de l’indication générique où l’auteur de Soufi dans une sorte de protocole d’entrée atteste du genre de son texte : un roman. Attestation renforcée, explicitée dans l’avertissement : « c’est une fiction. Tous les patronymes, toponymes, images, idées ou concepts dont il est question dans ce roman sont le fruit de la pure imagination… » (p.5). La classique mise en gare ! Mais cela suffit-il pour convaincre le lecteur, pour s’aveugler devant d’autres aspects du texte, à n’y voir qu’une simple histoire inventée ? Faut-il prendre l’auteur au pied de la lettre, de la manipulation rhétorique et s’engager dans une lecture de Soufi, pour y voir un texte qui déborde le genre romanesque ?  C’est au choix.

En effet, le lecteur y décèle très rapidement le cachet du récit biographique, celui de la relation de la vie de ce mystique célèbre de l’Afrique de l’ouest, Cheikh Hamahoullah. Cependant, cette évocation prend tantôt la forme du récit historique réaliste, tantôt le cachet de la geste épique et guerrière avec ses poches de travestissements burlesques qui transforment le texte en dénonciation de l’arbitraire colonial tourné en dérision au travers de ces commandants de cercle et de leurs commis. Tantôt encore le texte se lit comme une cabale mystique agrémentée de commentaires et de gloses, de précisions métalinguistiques, et enfin, et cela va sans dire, le texte prend l’allure d’un roman, seul genre capable de s’ouvrir à tous ces codes venus de genres différents. Aussi la biographie est agréablement subvertie ; elle devient une biographie fictive.

Une biographie de Hamahoullah

La biographie est un genre littéraire ancien, tantôt minoré pour son manque de littérarité, tantôt porté en honneur pour son cachet de réalisme. Elle est définie comme l’écriture de la vie d’une personne souvent réelle, mais peut prendre aussi « la forme de la relation de la vie d’une personne imaginaire ». Avec la modernité qui a vu la transformation et la subversion des genres littéraires, elle s’est métamorphosée en des formes plus subtiles, jouant à la fois sur son référent et sur ses catégories rhétoriques, ses éléments stylistiques.

N’en déplaise aux dénégations de l’auteur, se défendant de faire autre chose qu’une fiction, il apparaît très clairement que son texte se lit d’abord comme le récit hagiographique de Hamahoullah. Le texte lui-même revient dans ces premiers chapitres sur la vie du personnage central en déléguant à l’un de ses lieutenants le soin de relater « sa biographie »(p 25) alors que lui, modestie oblige, se contente d’une brève présentation, en deçà du récit « autobiographique » (p.18) auquel s’attendait le missionnaire Lakhdar censé l’introniser comme le nouveau Pôle des Temps (Qotbzeman) de la confrérie Tidjaniya : « Je m’appelle Hamahu Ar-Rahmane, fils de A l’Emine Ould Sidi Al Farough et d’Assa Diallo » (p.18).  

L’invention romanesque, la fictionnalisation de l’histoire individuelle inspire à l’écrivain une première transformation nominale en substituant le prénom du saint Allah par Arrahman, à Allah les noms bénis. Mais le nom de la mère et d’autres éléments biographiques sont exacts et conformes à la généalogie du chérif. C’est Chérif Moctar, l’un des cheikhs, maître de Hamahu  Ar- Rahmanne, qui va débiter aux oreilles attentives de Lakhdar la généalogie, la naissance, l’éducation de ce saint au génie et à la piété précoces. Comme il se doit dans le récit de la vie des héros, la vie de Cheikh Hamahou- Ar- Rahmane est émaillée de mystères, de miracles (pluie miraculeuse, canif retrouvé pour la coupe du nombril), de prémonitions. Toute une série de « biographèmes »  qui atteste de l’ancrage réaliste du récit.

Ainsi le lieu de naissance et l’ascendance chérifienne qui remonte au Prophète Mohamed(PSL) renforcent l’identité entre Hamahu Ar-Rahmane et Hamahoullah, « le révivificateur de la voie Tidjaniya en déclin » après la mort de’ElHadj Oumar Tall, et dont la venue est annoncée par le fondateur Cheikh Ahmed Tidjane, doublé dans le texte par Sidi Tahar. L’emplacement de la dayra  est exact de même que le profil psychologique du personnage. Le texte s’étale sur la droiture du Saint, l’aura qu’il a acquise. Sa piété, son humilité et sa clairvoyance ayant fait de lui le foyer ardent vers lequel, après allégeance, les autorités religieuses et émirales du Soudan comme de Chinguitt vont converger. Mais l’aspect le plus important, dans le parcours de ce personnage, est sa résistance pacifique au colonisateur. Ce qui lui a valu arrestations, déportation, d’abord à Mederdra en Mauritanie, ensuite au Sénégal, en Algérie puis vers la France où il décède dans presque l’anonymat. Le texte cite des dialogues échangés entre Hamahoullah et le Gouverneur général français, Monsieur Boisson, lors de son emprisonnement à Saint-Louis. C’est là qu’il déclare ses paroles demeurées célèbres : « Je vais vous apprendre la façon la plus rapide et la plus dure de me faire de la souffrance : empêchez-moi de penser à Dieu pendant que je suis vivant ».

« Par opposition à toutes formes de fiction, la biographie et l’autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification », dit Philippe Lejeune. Aussi, pour attester du cachet biographique patent de Soufi, nous ajouterons les nombreuses références historiques comme celles des personnages réels qui ont fondé la confrérie Tidjaniya, leurs successeurs ; les dissensions nées entre la tarigha douze grains et onze grains revivifiée par Hamahou- Ar- Rahmane ; le retentissement de l’aura, de l’autorité de ce dernier et qui lui ont valu des jalousies et mêmes des pamphlets à Chinguitt et même  au Caire. Le texte, à cet effet, évoque par leurs titres et leurs auteurs une série de fatwas et de livres qui font écho à l’histoire réelle de la confrérie Tidjaniya, à son fondateur dont le manifeste Kitab-al-jami (Jawahir-Al- Amani) est cité. Parmi les critiques, le texte cite le livre d’Al’Maaloum Al Lemtouni ainsi que les articles du journal égyptien Attaghrid.

Plusieurs autres aspects, non moins importants, renforcent et la portée biographique et l’ancrage socio-historique du texte. Soufi, sans être forcément un document historique authentique, reste une chronique socio-historique de cette ère géographique qu’est le Soudan aux prises avec la colonisation française et sa volonté de domestication des populations et des pratiques religieuses ou du moins à faire des chefs locaux de loyaux serviteurs, comme le dit le Gouverneur général Boisson en présentant tous les chefs coutumiers auréolés des médailles de reconnaissance devant Chérif Hamahou- Ar-Rahmane qui, lui, est considéré comme le réfractaire, le dissident, le rebelle et le séditieux. La chronique sociale se nourrit ici des us et coutumes de différentes communautés : maure, toucouleur, mandingue ou dogon.

L’un des traits marquants du texte Soufi est son didactisme, l’étalage d’une érudition qui aborde plusieurs aspects. Si elle renforce la portée biographique par l’explicitation de certaines données historiques de la zone ou des aspects des controverses religieuses, elle amoindrit la posture fictive, car le roman ne se prête pas toujours aux explications explicites en bas de page. En effet, les pages du texte sont parsemées d’explications de termes empruntés au hassaniya, au peul ou au bambara, de précisions  d’expressions populaires. Le système musical maure donne lieu à plusieurs digressions de même que les interprétations de sourates coraniques.  Les expressions du jargon militaire, ou les déformations dues au parler français « petit nègre », ont droit aussi aux explicitations. D’autres digressions se rapportent au thé et à son introduction dans la région quand des passages ne sont pas consacrés à l’ésotérisme des nombres (pp22-23). Un tel didactisme sied au texte référentiel, comme la biographie, mais il dénature le genre romanesque dont le référent reste imaginaire et fictif.

Mais la biographie ne se caractérise pas seulement par son contenu référentiel (écriture de la vie et ancrage socio-historique), elle est aussi fonction d’un traitement stylistique, d’une structuration du texte, d’une attitude narrative particulière de la part de l’auteur. Ainsi le compartimentage du texte en chapitre décline de manière linéaire la chronologie de la vie et du parcours du Chérif Hamahu- Ar- Rahmane : de l’arrivée du missionnaire pour l’introniser, en passant par sa naissance et sa formation, ses démêlés avec le colonisateur, ses déportations et sa mort. La simplicité du style et la naturalisation rentrent dans l’optique d’une objectivation d’une existence dont l’évocation n’est pas toujours aisée par l’intermédiaire du langage. Comme cela se doit, cette narration se fait à la troisième personne. Le narrateur est différent du personnage évoqué car le principe catégorique de l’objectivité impose l’effacement des traces de la subjectivité narrative comme dans les récits historiques ou scientifiques.

La fictionnalisation de la biographie

Mais, ces principes stylistiques sont-ils toujours respectés ? Non. Le principe de neutralité et d’objectivité sont contredits par le choix même du personnage sujet de la biographie qui ne peut qu’émaner d’une admiration particulière, d’une considération. D’autre part, la vraisemblance de l’histoire est entachée par les prouesses d’un narrateur qui joue allègrement de ses histoires à tiroirs qui entraînent tantôt dans les récits coraniques, tantôt dans les anecdotes des conversations maures pleines d’allusions et de bon sens, tantôt encore dans les commentaires et gloses qui émaillent les bas de pages et dont l’aspect métalinguitistique ou phatique renforcent l’émergence de la subjectivité narrative, tantôt encore les scènes  au comique décapant.

 Le texte comme on le verra va couvrir les faits historiques par un tissu de travestissements  héroïques, ou  burlesques, ou surprenants pour ne pas dire invraisemblables, en particulier le voyage de la jeune Ndey Sokhna  épouse du Cheikh à la poursuite de son mari. De même l’élaboration romanesque se prend des libertés avec certaines vérités historiques, comme l’évocation de ce personnage du nom de Doucouré (Amadou) qui aurait finalement acheté un carré pour y enterrer le Cheikh. On notera ainsi que l’un des aspects de la fictionnalisation de ce récit biographique, qui le tire vers l’invention romanesque, est son « désancrage » temporel.  En effet si l’histoire racontée s’inscrit dans des cadres géographiques concrets et désignés par des repères objectifs (Tichit, Nioro, Algérie, Sénégal, Saint-Louis, France...), ses repères temporels sont tout à fait indéterminés ou désignés par des indications fantaisistes même si une connaissance de l’histoire générale de cette période peut aider à la dater plus ou moins. L’auteur explique l’imprécision temporelle par le système de datation en vigueur dans ces sociétés traditionnelles : « Je dis « vers », puisque la date de naissance des maures est toujours estimée. Comme tous les autochtones, ils sont nés l’année de l’étoile à queue, l’année de la rougeole, l’année de l’arrivée des Nçara » (p24). Mais à voir la nature des indications temporelles, on croirait plutôt aux modèles des récits merveilleux entachés d’ironie. Les événements sont datés en référence à des phénomènes climatiques ou des noms d’animaux, d’oiseaux ou de plantes. Ainsi, « vers l’année des coloquintes, El’Elemine prit une seconde épouse » ; Hamahu-Ar-Rahmane serait né « l’année de la pluie diluvienne ou la redâna du chérif » ; son père le confia à l’érudit Ould Chérif Al’Ghadhy pendant « l’année du Sorgho » ; Thierno Bocar arriva « l’année des feuilles » ; « l’année des criquets, l’année des jujubes »… Aucune référence aux datations calendaires !

La fictionnalisation de la biographie touche bien entendu le nom même du sujet principal dont on a signalé par quelle subtilité le prénom a été changé. Mais l’aspect qui accrédite plus la portée romanesque du texte c’est cette profusion de personnages secondaires qui affluent lors de la cérémonie d’allégeance et dont chacun est porteur d’une histoire inscrite même dans son nom très motivé et qui va servir à l’auteur de prétexte pour étoffer le récit principal par une série de récits secondaires parfois héroïques, parfois  tragiques. Ainsi le lecteur a droit à l’évocation de l’histoire de Boujrana ; l’histoire d’un combat qui reflète le courage, l’endurance des guerriers preux ; histoire rendue encore plus captivante par le rôle joué par le griot Nevrou et son morceau maataleydin et agrémentée par la description plaisante de l’épouse de l’émir, Alya. On a aussi  droit à un intermède narratif consacré aux deux cousins Bousbou, ancêtre éponyme de la tribu de Hamahu-Ar-Rahmane et de Boubezoul ; le premier  allaitant une gazelle orpheline avec son doigt et l’autre son fils avec son sein. Mais les digressions nous font revisiter, au détour d’une comparaison, la Reine de Saba et pour une morale, on a l’histoire de Nagi et de Hagi. Même le Chérif  Hamahu-Rahmane se prête au jeu à Mederdra lorsqu’il doit « rendre le chameau », c’est-à-dire payer en retour le griot Ould Manu qui au son de sa musique a relaté ces joutes appelées Lehmâr ou munâfara, une contestation d’honneur » (p93). Le Chérif raconte l’histoire de Ghoulami. A Saint-Louis, le Chérif en guise de parabole sur le pouvoir raconte au Gouverneur et à l’assistance une anecdote qu’il aurait écoutée « l’année des moineaux ».

On le voit, ce récit dont la cohérence, la vraisemblance et la référence patente à la réalité historique l’apparentent à la biographie est de plus en plus tiré vers l’invention romanesque par la profusion de contes et autres micro-récits au cachet imaginaire affiché. Soufi de part la nature de son héros, mystique, et l’univers religieux dans lequel il baigne, devient un texte ésotérique. L’érudition qui l’a produit n’a d’égal que les multiples évocations de faits dont la saisie requiert l’initiation, la maitrise de certaines sciences occultes.

 Le texte baigne ainsi dans une atmosphère de mysticisme qui renforce son aspect merveilleux, miraculeux, féerique. Il y a d’abord la naissance presque miraculeuse du héros entouré de mystère et d’annonces météorologiques ; son génie précoce, ses dons de thaumaturge, de voyance. La divination sur le futur se fait par plusieurs moyens : l’annonce  d’abord faite  par Cheikh Oumar Tall des signes avant-coureurs de la fin du monde, les cauris, comme  sait si bien le faire Ndey Sohkna, la plus jeune des épouses de Cheikh Hamahu-Rahmane et qui lui permet de prendre une décision ou de se diriger. Même Monseigneur Laboudigue, le prêtre, interprète les présages tirés des entrailles des animaux. Le point culminant du mysticisme et de l’ésotérisme est le déchiffrement par Hamahu-Ar- Rahmane de la formule secrète, celle dont la connaissance n’est donnée qu’à l’heureux élu. Cette séance est le paroxysme de l’action romanesque : « Le Cheikh Hamahu-Rahmane, le corps investi par de forts spasmes, en proie à une transe irrépressible, expliqua à Cheikh Lakhdar que Jawharatu-al-kamali et Jawahir-al-al-Amani, les perles des significations, contiennent chacune, onze lettres miraculeuses. Et il lui fit un impeccable exposé sur cette alchimie qui gouverne le monde secret de la Tijâniya, et la nécessité de réciter « la perle de la perfection » onze fois au lieu de douze » (p38).

 On ne pourra pas oublier de mentionner toute l’atmosphère des incantations des adeptes qui enchantent le foyer ardent par leurs prières, leurs processions et la récitation de tous les cantiques de la voie. Mais ce sont surtout les rêves, qui sont dans le cas du Saint, visions,  qui accentuent cet aspect merveilleux du roman. Le Cheikh fait plusieurs rêves dont le contenu se réalise : il annonce l’arrivée de Thierno Bocar qui, lui aussi, va raconter le rêve qui a décidé de son allégeance. Hamahu-Ar-Rahmane anticipe lui-même  sur son arrestation, son exil ; abrège de ce fait sa prière et libère ses coépouses. La divination astrale, la numérologie relative à l’ésotérisme des nombres, le voyage nocturne du Cheikh qui quitte sa prison de Saint-Louis pour présider la prière chez lui et se retrouver le matin au même endroit, tout ceci marque la résurgence du romanesque dans le texte.

Soufi, le mystique qui faisait peur, en référence justement à son sous-titre, peut se lire comme une œuvre de contestation de la colonisation. En même temps qu’il dresse le portrait d’une personnalité inégalable du Soudan français, il en fait l’une des figures de résistance devant l’arbitraire colonial dont tout est prétexte pour discréditer toute forme de contestation même si les raisons sont aussi futiles qu’inexistantes. A cet effet, le roman jette le soupçon sur le ridicule des commandants et leurs contradictions internes comme celles qui ont opposé Monseigneur Laboudigue, prônant une politique plus conciliante, et le Résident Cedemet partisan de la méthode forte. Ce dernier et le Gouverneur général Boisson sont décrits sous le couvert de l’ironie doublée d’ailleurs d’un comique assez mordant affectant leurs deux agents d’exécution Doumbeleya, qui finira par laver son honneur par l’exécution de son supérieur, et le chef cuisinier.

Le comique d’expression et d’action de Doumbeleya culmine dans son parler et ses références à son équipée guerrière coloniale. L’autre situation comique apparaît à travers la discordance entre la solennité de l’interrogatoire du Saint par Monsieur Boisson à Saint-Louis et l’entrée de son chef cuisinier qui vient prendre la recette du jour. On remarquera la distance entre l’attirance gastronomique du Gouverneur et l’abstinence du Cheikh qui inspire encore une fois à l’auteur l’une des expressions les plus heureuses : « le soufi a quelque chose de l’Amour : il vit mieux d’inanition et meurt de nourriture », « il mange la faim et bois la soif » (p115).

Cette œuvre à la fois sobre et riche respire une préciosité toute « soufi ». Brahim Ould Bacar Sneiba se contente de peu d’éléments historiques pour un hommage haut en couleur à une personnalité inégalable dont l’un des mérites a été d’être martyr d’une noble cause : une de ces voies sur la voie de la résistance pacifique ! On ne peut qu’être émerveillé par cette narration haletante, agrémentée par cet art bien maîtrisé de la digression, de ces histoires à tiroirs qui, sans trop s’écarter de l’essentiel et du récit principal, nous égayent et nous renseignent sur telle particularité  de civilisation, ou sur tel secret  de religion. La vaste culture de l’auteur, qui avait déjà commis en 2013 un livre, La Maurtanie entre les chars et les urnes 1978-2008, ne pouvait que produire cette œuvre qui traverse plusieurs genres et mélange plusieurs registres de langue.

Mamadou Ould  Dahmed, Université de Nouakchott

Dernier livre

Le Héros monstrueux : une lecture psychanalytique du personnage romanesque de Stendhal, Ed Harmattan, 2015

 

Bibliographie de Brahim-Bakar Ould Sneïba

Soufi

Le mystique qui fait peur, Thala Editions, 2016

La Mauritanie entre les chars et les urnes (1978-2008), Fondation Cheikh M’Rabih Rabou, 2013