Ehel Heddar, joutes générationnelles
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Ehel Heddar, joutes générationnelles

Interview

Les éditions Les Trois Acacias publient leur premier ouvrage, Le lignage Ehel Heddar, cinq générations de poètes. Il s’agit donc d’une passion poétique familiale. A cette occasion, nous avons rencontré Abdelvetah M'Hamed Alamana, l’éditeur et co-auteur. Libraire pendant de nombreuses années, ce francophile déclaré est un passionné de littérature. Il est auteur de plusieurs chroniques et nouvelles littéraires publiées autant dans la presse locale que dans des sites internationaux.  Avec Les Trois Acacias, Abdelvetah se donne pour défi de faire découvrir les écrits mauritaniens. Qu’ils relèvent de l’épopée, de la poésie, de la tradition orale ou de la fiction.  

Traversées Mauritanides : Le lignage de la famille Ehel Heddar paraît enfin. Selon les indiscrétions, un combat de près de dix, pour vous. Quelle originalité pour cette famille ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Ce n'est pas et ça n'a jamais été un combat mais une tentation, devenue une tentative, une suite d'essais et de tâtonnements, qui dure depuis un peu plus de cinq ans, pour être juste et dire vrai.

Pour ce qui est de l'originalité de la famille Heddar, elle est liée à l'atavisme générationnel. Les mots, la diction et la rime se transmettent ainsi depuis deux siècles au sein de cette famille. C'est là une originalité, je dirais, exceptionnelle de ce Le lignage Ehel Heddar, de cinq générations de poètes. Même s’il est bien peu probable de parler d'un lignage poétique qui se transmettrait à travers la lignée descendante d'un Charles Baudelaire, par exemple, d'un Abu Tayib Al Mutanabi, près de chez nous, dans l'aire arabe.

Dans la tradition des griots, la transmission familiale est la règle. Mais justement, les Ehel Heddar ne sont pas des griots, et le fondateur Mohamed Heddar, est même connu pour avoir libéré le vers de l'emprise de la musique instrumentale, en recherchant la seule musique de la langue.

TM : Comment vous est venue l’idée de vous plonger dans des textes, déclamations, sans formes normatives, grammaticales…

Abdelvetah M'Hamed Alamana : L'idée est advenue lorsque j'ai connu Mick Gewinner, professeur de littérature et de théâtre. A l'époque, entre 2009-2010, elle voulait travailler à une anthologie de poésie mauritanienne, et nous avons tenu, de manière informelle, des soirées toutes poétiques. En effet, la poésie en hassanya, pour être orale, n'en est pas moins savante, complexe, étroitement codifiée, relevant d'arts poétiques issus de ceux de la jalihiya, la poésie anté-islamique.  Après avoir maintes échangé, discuté des spécificités du discours poétique en français et en hassanya, nous en étions venus tout naturellement à nous essayer à la traduction de poèmes brefs, des quatrains, souvent.

Quand nous avons récité ces traductions à des amis, il y a eu des réactions, qui nous ont amenés peu à peu à élaborer une sorte de méthode de traduction. Méthode qui a intéressé quelques personnes, au point que nous avons lancé des ateliers de traduction, intitulés La mouvance du texte. D'abord menés chez Mick, ces ateliers se sont poursuivis avec Manuel Bengoechea, hébergés dans le magnifique salon marocain du Centre culturel marocain.

Quand nous avons proposé ces traductions à des revues, certaines les ont publiées, d'abord au Canada (mouvances.ca), puis en France (L'Intranquille, éd. Atelier de l'Agneau). Les réactions, favorables, du public francophone nous ont encouragés à poursuivre dans le sens d'une traduction -re-création-adaptation qui permette de faire connaître au-delà des frontières, le dynamisme et la fraîcheur de cette poésie.

Il a fallu alors réfléchir à la question du corpus anthologique, le projet de publication s'étant précisé. Plongés comme nous l'étions dans la poésie hassaniya, les Heddar allaient se dresser, de fait, sur notre chemin poétique. C'est une station obligée, ou presque dans la poésie maure, les Heddar. J'ai alors fait appel à Mohamed Ould Moktar Ould Abidine Ould M'Hamed Ould Mohamed Heddar, poète, bien entendu et fils d'un lignage de poètes.

Et Mohamed, contrairement à beaucoup de gens de lettres ou poètes mauritaniens qui refusaient toute possibilité de traduction de la poésie hassanya, a accepté de nous accompagner et nous servir de cornac dans le patrimoine poétique familial. Il a ensuite fait bien plus que cela, en participant activement à l'élaboration des traductions.

TM: C’est quoi le contenu de ces textes et pour quelle ambition ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Peu à peu, s'est imposée l'idée de mettre en valeur à la fois ce lignage poétique, je souligne là un sommaire organisé par la généalogie des Heddar, et l'option d'une variation continue sur les mêmes thèmes, repris de génération en génération, qui finissent par donner un bon panorama de la culture maure, par un système de différence et répétition.

La prise en compte du lecteur universel a guidé nos choix, en cela que nous avons ainsi éliminé toute la poésie de l'éloge, qui aurait demandé trop de notes et d'anecdotes historiques. Nous avons, alors, privilégié le genre lyrique, l'amour courtois des ghazels étant tout proche de celui chanté par les troubadours. Quant à la poésie des lieux, ce qu’on appelle le nessib, elle exprime une nostalgie face à des territoires aimés puis abandonnés, qui correspond assez à cette vie nomade dans le désert, pratiquement perdue aujourd'hui, mais qui reste fondamentale, au moins à titre de mythe fondateur.

TM : Quelle équipe vous a accompagné dans ce travail, sans doute harassant, pour la retranscription.

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Il y a, d'abord Mohamed Ould Heddar, co-auteur de ce lignage, qui a donné matière aux notices spécifiques à chaque poète. Ces notices ont une fonction importante dans le livre, dès lors qu’elles permettent de garder le caractère réservé, pudique, voire hermétique de la poésie maure, puisque la notice vient expliquer l'allusion, le jeu de mots, la circonstance…

Ensuite, il y a Mick Gewinner, qui a assuré comme elle se plaît à le dire le travail de secrétaire, au sens noble du terme, celui de dépositaire des secrets. C'est elle aussi qui a rédigé les notices et adapté les traductions que nous proposions aux formes métriques d'une poésie française à la fois contemporaine et fidèle au caractère savant et régulier de la poésie en hassanya.

Il y a enfin Sabine Troisvallets, qui a conçu et fabriqué le livre, menant ainsi ce travail jusqu'à la phase d'impression. Et de nombreux amis ont ici et là, suggéré un texte, nuancé une information, organisé une lecture publique, bref contribué à l'ouvrage.

TM : Sur combien de temps étendez-vous une génération ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Une génération s'étale sur quarante ans. Et les Heddar ne dérogent pas à cette règle !

TM : Pourquoi cette limite à 20 poètes, ou descendants ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : À la clôture de ce travail, les poètes, vivants ou morts, au sein de cette lignée comptait 20 poètes confirmés. Au moment de son bouclage d'autres jeunes poètes se confirmèrent. C'était trop tard, il fallait bien clôturer un jour  simplement !

TM : Ils ont vécu de vers et d’eau… fraîche ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Dans notre société, la poésie a eu un rôle fondamental, et les poètes n'ont jamais été des marginaux réduits à la famine comme en Occident à l'époque romantique. Les meilleurs des Heddar ont réussi à vivre de leur poésie, comme les troubadours puis les Marot, Ronsard, et autres, parce qu'ils ont été comblés d'attentions, de cadeaux, par les gens qui les admiraient et qu'ils chantaient. Ou parce qu'ils servaient les desseins d'une politique culturelle qui a existé bien avant qu'on l'appelle ainsi. À partir du père de Mohamed, de Mokhtar Ould Abidine Ould Mohamed Ould Heddar, tout a changé. Puisque Mokhtar a envoyé ses 6 fils faire les bancs et apprendre un métier.

TM : Quelle différence faites-vous, entre les poètes de cette époque et ceux d’aujourd’hui ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Il n'y a pas grande différence, plutôt une variation continue. Pas de révolution semblable à celle du vers libre ou du poème en prose, puisque les codes métriques ont légèrement évolué, ceux de la rime aussi, mais continuent à 

organiser la création poétique des derniers représentants des Heddar. Contrairement aux poètes francophones, ou arabophones d'ailleurs.

Cela dit, la différence, aujourd'hui, c'est d'abord ce que Mohamed explique fort bien, l'intérêt pour l'actualité qui a animé la génération née vers 1950. Le poète, en effet, s'il parvient à réussir un exploit technique, et à composer un poème fort, servira à ancrer un événement dans la mémoire de plusieurs générations, alors que l'actualité est effacée par l'actualité suivante. L'autre changement est le succès de formes nouvelles, si on ne parle que de la poésie en hassanya. Je veux nommer le développement du bendyè, poésie de femmes, composée et chantée par des femmes, plutôt crue et directe, à la limite de l'obscénité parfois, là où les Heddar continuent à chanter de belles dames, objet de leurs désirs...

L'autre différence c'est que cette poésie, alors même que son fondateur avait expressément interdit de dénigrer qui que ce soit, a toujours permis des critiques, jusqu'à l'insolence, pour des auteurs comme M'Hamed Tolba ou bien Baba, notons la banque rouge ou notre Mohamed, je vous renvoie à la joute avec le vieux Cheikh Mekioune.   

 TM : Vit-on aujourd’hui encore de poésie ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Cela dépend de ce que vous appelez ''vivre de''! Les poètes sont entre deux mondes et deux systèmes. Il faudra du temps...et des subventions pour qu'un livre publié et vendu puisse permettre à un auteur de recevoir des droits d'auteur.

TM : La femme, l’amour et Dieu restent au centre de ces écrits. Est-ce à dire que la politique et la poésie ne faisaient pas bon ménage dans cette contrée ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : La poésie est l'expression culturelle fondamentale dans la tradition hassane. Elle a donc véhiculé tous les savoirs géographiques, médicaux, scientifiques, religieux, sociaux...et bien entendu politiques. Les Heddar n'ont jamais produit de poésie directement engagée, mais des textes branchés sur l'actualité, de façon à en faire parler, sans aucune injonction lancée au lecteur, sinon celle de réfléchir à une question politique. Je vous renvoie au poème de Mariem, qui bénit les traces de l'émir du Trarza condamné à l'exil pour avoir adhéré au parti Nahda, du grand Maroc... Mokhtar, le père de Mohamed, a composé un poème pour condamner les événements de 1989. Mohamed en a fait un autre pour évoquer l'immolation par le feu survenue à Nouakchott. Et… cherchez la femme...et vous tomberez sur la politique !

TM : En quoi fait-on la différence entre poètes et griots ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Les poètes disent la poésie et ne la chantent pas. Les griots chantent la poésie et la disent quelquefois. Mais surtout les griots, qui composent des poèmes, les mettent aux ordres des instruments.

TM : Le lignage… se garde

Abdelvetah M'Hamed Alamana : La preuve !

TM : Existe-t-il encore des régions qui se reconnaîtraient à travers la poésie ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Je n'en connais pas une seule qui ne s'y reconnaîtrait pas. Un exemple ? Un collègue d'un ami de Mick, qui venait de montrer le Lignage, le lui a demandé immédiatement car il partait en vacances le lendemain au Sénégal son pays d'origine, et il voulait l'offrir à ses parents. Donc même au-delà du fleuve...

TM : Avez-vous eu des retours, depuis la sortie du livre, au sujet de la fidélité aux textes d’origine ? 

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Oui immédiatement. Positifs ou critiques. Nous en avons depuis cinq ans, depuis le début du projet, à propos de l'attribution d'un texte à tel ou tel poète du Lignage. Je souligne juste que nous n'avons pas fait un ouvrage de savants, mais de poètes, et nous assumons ce qui préside à toute littérature orale, à savoir le principe d'incertitude. Lors des lectures publiques, il nous arrive de changer même les traductions en français ! Ah oui, nous en avons fait parfois jusqu'à plus de dix différentes !  

Et nous avons bien l'intention de maintenir ce double cap dans nos futures éditions. Le premier, c'est de réaliser de beaux livres, grâce à un travail de maquettage, illustration et impression soignée. Le second, c'est que ces textes écrits et publiés rendent possibles, pour les générations futures et non plus seulement UN lignage exceptionnel, de nombreuses performances de lectures publiques, qui garderont la mémoire d'une identité culturelle forte, à dominante orale. Chaque lecture, chaque contexte, implique des adaptations et modifications. C'est toute la dynamique de la chose, du reste.

TM : Ce recueil est le premier publié par votre jeune maison d’édition, Les trois acacias. Peut-on savoir vos prochains défis ?

Abdelvetah M'Hamed Alamana : Nous y sommes déjà. En ce qui concerne la collection Patrimoine, une nouvelle anthologie sur les Classiques maures, et une autre sur la société Saint-Louisienne. Mais aussi, un texte traduit de l'arabe, des Carnets de route d'un journaliste mauritanien en Afrique, un roman et des nouvelles d'Ismaïla Kane, professeur de français à Nouadhibou, et bien d'autres projets en perspectives.

Nous souhaitons également publier des textes de théâtre et des scénarios de films, genre peu publié, mais utile dans un pays qui dispose d'une Maison des cinéastes remarquable. Partant de la tradition orale patrimoniale, nous bouclerions la boucle en publiant des textes destinés à être dits et à créer des images.

Aux 3 Acacias, un service des manuscrits examine les propositions et offre un service de coaching et d'editing.

                                                                                                                                               Propos recueillis par Bios Diallo

 

Le lignage Ehel Heddar, cinq générations de poètes en Mauritanie,

Editions Les Trois Acacias,  152 pages, 20euros.