Bernard Pivot, le maître des mots baisse les lettres
La célèbre émission littéraire, qu’il anima de 1975 à 1990 sur Antenne 2, était devenue le rendez-vous incontournable des auteurs et du monde de l’édition. L’ex-président de l’Académie Goncourt avait, en plus des livres, deux passions : le vin et le football. Bernard Pivot est mort lundi à Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 89 ans.
La République des lettres vient de perdre son « Roi lire », une seconde fois. Déjà, en 2001, l’historien Pierre Nora qualifiait le départ de Bernard Pivot de la télévision de « deuil national ». Après vingt-huit ans à apostropher écrivains, artistes, politiques, sportifs et chefs étoilés, ce « gratteur de têtes », comme il aimait à se définir, refermait les guillemets d’une époque. Celle où les « bouillons de culture » mitonnés sans apprêt pouvaient se déguster à des heures ouvrables, où l’art de transmettre ne se confondait pas totalement avec promotion et où l’Audimat ne s’érigeait pas en diktat.
A 65 ans, cependant, l’homme du « Dico d’or » était loin d’avoir dit son dernier mot. Une seconde vie de lecture et d’écriture débutait pour cet amateur éclairé de vins, de bonne chère et de ballon rond. Ou plutôt une seconde jeunesse, pour ce touche-à-tout. Outre ses souvenirs et ses passions, qu’il allait égrener dans une vingtaine de livres et sur la scène, au théâtre, en 2004, l’ex-patron du magazine Lire entrait au jury Goncourt, avant de le présider, entre 2014 et 2019.
Comme si cela ne suffisait pas à étancher sa soif de curiosité, Bernard Pivot se lançait en 2012 sur Twitter. La contrainte des 140 signes ne pouvait que séduire cet adepte de calembours et d’aphorismes. Ses « gazouillis » allaient séduire plusieurs centaines de milliers d’abonnés de tous âges, dont les plus jeunes ignoraient tout de l’animateur d’« Apostrophes » (1975-1990) et de « Bouillon de culture » (1991-2001). Le compte du « tweeto de la langue française » va désormais rester muet. Bernard Pivot est mort lundi 6 mai à Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 89 ans, a annoncé sa fille, Cécile Pivot, à l’Agence France-Presse (AFP).
Un élève « médiocre »
Tout au long de sa vie, sa passion première aura été les mots. Ceux d’abord puisés dans Le Petit Larousse, l’un des rares livres qu’il possède, avec Les Fables de la Fontaine, et qui vont enchanter son enfance. Une enfance marquée par une « éducation chrétienne sévère », dont il dira avoir suffisamment souffert pour le tenir à l’écart de tout engagement. Malgré les prédictions de son grand-père, qui vit un signe dans sa naissance à Lyon, le 5 mai 1935, jour d’élection municipale. Bernard Pivot, lui, préférait rappeler que ce dimanche-là, l’Olympique de Marseille remporta la Coupe de France contre le Stade rennais.
En 1940, son père est fait prisonnier, la famille se retire à Quincié-en-Beaujolais (Rhône), qui restera son point d’ancrage. Entouré de sa mère, de ses tantes et de sa sœur aînée, le petit garçon fait l’apprentissage de la nature, des saisons et bien sûr de la vigne. A la Libération, ses parents rouvrent à Lyon leur épicerie, où il jouera les commis lorsqu’il n’est pas au pensionnat Saint-Louis puis, plus tard, sur les bancs du lycée Ampère, où il est loin de briller. « Elève médiocre », selon ses propres dires, Bernard Pivot se distingue cependant en français, en histoire et en sport, son refuge.
Le bac obtenu ric-rac, ce dévoreur de presse se voit conseiller par un oncle de se tourner vers le journalisme. C’est ainsi que, en 1955, il entre au Centre de formation des journalistes (CFJ), à Paris, où il rencontre Monique Dupuis, sa future femme et la mère de ses deux filles. Après un stage au Progrès de Lyon et un an de vadrouille au cours duquel il compose son premier roman – L’Amour en vogue (Calmann-Lévy, 1959), il postule en 1958 au Figaro littéraire. Premier clin d’œil du hasard et de la chance qui parsèment son parcours.
Car, face à Maurice Noël, le rédacteur en chef, qui le bombarde de questions sur ses lectures, l’apprenti journaliste n’en mène pas large. L’entretien vire au fiasco, jusqu’au moment où il est interrogé sur ses origines lyonnaises. Plus loquace sur le beaujolais et le caquillon – tonneau de 10 litres dont il connaît la définition – que sur Aragon, il est embauché à l’essai. Formé par Jean Sénard, autre Lyonnais, à l’école de la rigueur et de la brièveté, Pivot fait ses gammes en relatant à coups d’échos et de brèves les coulisses de la vie littéraire. Surtout, il se met à tout dévorer (Huysmans, Colette, Aragon, Robbe-Grillet…) pour combler ses lacunes.
« Apostrophes », réussite sans équivalent
Son esprit aussi vif que sa plume de courriériste – comme il ne cessera de se définir – fait mouche. Repéré par Lucien Morisse, il tiendra de 1970 à 1973 une chronique d’humeur sur Europe 1. Entre-temps, un différend avec le directeur général du Figaro, Jean d’Ormesson, met un terme à quinze ans de collaboration « enchantés ». Peu rancunier, Pivot fera de « Jean d’O » l’écrivain le plus invité d’« Apostrophes ».
Le journaliste lance avec Jean-Jacques Servan-Schreiber le magazine Lire, en 1975, au moment où il s’apprête à clore sa première expérience télévisuelle, « Ouvrez les guillemets » (1973-1974). Mais sa carrière audiovisuelle est sur le point de décoller, et ce magazine patchwork servira de base à la grande veillée du vendredi soir, comme il l’expliquait au Monde en 2016 : « Nourri de l’expérience d’“Ouvrez les guillemets”, j’ai construit “Apostrophes” à l’opposé : c’est-à-dire autour d’un thème d’actualité et sans chroniqueurs. Contrairement à la légende, l’émission a marché tout de suite. »
Lancé le 10 janvier 1975, « Apostrophes » réunira entre 2,5 millions et 6 millions de téléspectateurs au milieu des années 1980. Cette réussite sans équivalent s’explique certes par une formule qui renoue avec la grande tradition des salons littéraires ; un choix d’invités propre à nourrir des rencontres improbables, des confrontations détonantes, voire des polémiques. Et surtout par la personnalité d’un travailleur infatigable qui sut mêler avec bonheur le sérieux à la bonhomie, la simplicité à une fausse candeur malicieuse, le culot à un désir sincère de comprendre. Ainsi que l’a dépeint si bien Geneviève Dormann, en 1979, dans Le Figaro Magazine : « Dès que son visage s’encadre sur l’écran, on sait qu’il va se passer quelque chose d’amusant ou d’émouvant. La malice au coin de l’œil, Pivot cornaque, pousse, asticote son troupeau de gens de lettres (…) ; il faut aider les timides, freiner les rodomontants, clarifier les filandreux. (…) Il y a des petits vieux de naissance et des enfants inusables. Bernard Pivot est de ces derniers. A 44 ans, il évoque, dès l’abord, l’insouciance, la tonicité, l’espièglerie de l’enfance. »
A une époque où la culture se démocratise à toute allure, Bernard Pivot opère la jonction entre public populaire et public élitiste. Les écrivains, qui aspirent à participer à ce cénacle pourvoyeur de notoriété et de ventes, l’ont bien compris – à l’exception d’irréductibles tels Gracq, Cioran, Beckett ou Genet. En 1983, une enquête Ipsos établira qu’un tiers des achats de livres en France sont dus à « Apostrophes ».
Pluie d’hommages
Le pouvoir pris par un homme qui n’appartient pas au sérail n’est pas sans susciter des critiques, dont la plus vive viendra de Régis Debray. En 1981, en déplacement au Canada, le conseiller culturel de François Mitterrand s’exclame : « Nous avons des projets : enlever à une émission le monopole du choix des titres et des auteurs, accordé à l’arbitraire d’un seul homme qui exerce une véritable dictature sur le marché du livre. » Avant que cette déclaration se mue en affaire d’Etat – elle fit l’objet d’une question à l’Assemblée nationale –, Régis Debray présentera ses excuses à Bernard Pivot. Néanmoins, conscient de l’influence prise par l’émission – « la moindre réserve de ma part mettait fin à la vie d’un livre », confiera-t-il au Monde en 2016 –, le « Roi Lire » se met à mesurer ses interventions, tout comme ses invitations.
Le 21 juin 1990, l’animateur, las d’une vie quasi monacale, occupée par dix à douze heures de lecture quotidiennes, tourne la page d’« Apostrophes ». Sollicité pour présenter le JT de 20 heures puis pour diriger une chaîne, il décline. Tout en continuant à soumettre anonymes et personnalités à la douce torture de ses dictées créées en 1985, il lance, le 12 janvier 1991, « Bouillon de culture ». Mais, trop brouillon et fourre-tout, le magazine, qui mêle chroniques et reportages, peine à séduire le public. Après six mois, Pivot revoit sa copie pour renouer avec l’art de la conversation autour d’un invité unique.
Cependant, dans un paysage audiovisuel de plus en plus éclaté, l’animateur ne retrouvera jamais les audiences d’« Apostrophes ». D’autant plus qu’il se voit ballotté dans la grille des programmes, passant du dimanche au vendredi soir. Après 407 numéros, Bernard Pivot, en juin 2001, ferme définitivement les guillemets d’un magistère culturel de vingt-huit ans, qui lui vaudra la « une » du Times et une pluie d’hommages du monde des lettres.
Jury au Goncourt
Pour autant, loin de se contenter de cultiver sa vigne et ses amitiés, Pivot, homme pudique, refusant la forme des Mémoires, choisit de distiller ses souvenirs, au travers de récits, de romans et de livres abécédaires tels que le Dictionnaire amoureux du vin (Plon, 2006), Les Mots de ma vie (Albin Michel, 2011) ou encore Oui, mais quelle est la question ? (Nil, 2012). A l’Académie française, qui le courtise, il lui préfère l’Académie Goncourt, au sein de laquelle il peut assouvir, chez Drouant, sa gourmandise des mets et des mots.
Premier journaliste à entrer dans le jury, il contribuera en mars 2008 à en réformer les statuts, afin de redorer d’une plus grande probité l’institution. Avant d’en prendre la présidence en 2014 jusqu’en décembre 2019, où il annonce son départ pour « retrouver un libre et plein usage de son temps ». Non sans avoir été ébranlé par l’affaire Matzneff, du nom de l’écrivain soupçonné de pédocriminalité qu’il convia sur le plateau d’« Apostrophes » en 1990. Critiqué violemment sur Twitter pour sa complaisance, Bernard Pivot exprimera ses regrets dans les colonnes du Journal du dimanche, où il exerça ses talents de chroniqueur littéraire pendant trente ans, de 1992 à 2022.
Ce défenseur passionné de la langue française n’en continua pas moins de s’adonner au plaisir vif de la concision que lui procurait Twitter. Pour ce plaisir des mots qui fut sa « raison de vivre ».