Fatou Diome, une écriture du combat
Littérature
Professeur de français, et passionné de littérature, Issa Hassane nous livre une lecture de l’œuvre de la Franco-sénégalaise Fatou Diome. De son dernier livre Marianne porte plainte ! (Flammarion) aux précédents textes l’ayant imposée dans le champ littéraire, c’est un regard plein de lucidité que nous offre Issa Hassane. L’analyse de la question migratoire est au cœur des travaux de Hassane, par ailleurs doctorant en Lettres, Arts et Communication et travaillant sur les « Représentations de la migration dans la littérature et les cultures africaines » à l’Université Abdou Moumouni de Niamey au Niger.
Résumé
Fatou Diome est une écrivaine franco-sénégalaise qui a connu une vie tumultueuse avec des déboires qui ont émaillé autant son enfance que sa vie d’adulte. Mais ces épreuves vécues et endurées dans la douleur ne l’ont pas pour autant atteinte au point de baisser les bras en se résignant à accepter le sort qui devait être le sien. C’est donc dans la grandeur et la dignité qu’elle se relève de ses multiples blessures. De sa difficile expérience, elle aura compris, que la vie n’est jamais facile, que « chaque miette de vie » et de bonheur, ne peut s’acquérir que par l’effort. Qui pouvait donc être cette femme à priori austère, mais d’une profonde humanité ? C’est à travers son œuvre, que nous essayerons de lire, les traits de caractère qui fondent sa personnalité complexe. Le film de l’enfance difficile, qui défile invariablement dans ses souvenirs, lui permet de mieux savoir regarder le monde et de le juger. Femme, indubitablement, elle va s’intéresser aux questions qui sous-tendent le sort des femmes, mais ses colères et sa révolte sont profondes pour ne pas se limiter à un regard partiel sur les Hommes. C’est ainsi qu’on découvrira en elle une grande combattante, une écrivaine engagée, une voix des sans-voix. Son combat est donc un combat noble qui n’a comme finalité que l’Homme et son mieux-être, la justice et l’égalité. L’envergure de cet engagement fait d’elle, plus qu’une militante féministe, une intellectuelle dévouée qui n’est mue que par l’humanisme. Dans la droite ligne de ses choix militants, elle accepte d’assumer ce qu’elle est, et même ce qu’elle devient au carrefour de la diversité dont elle se veut être le produit assumé.
Introduction
En Afrique, pendant longtemps, la femme est restée dans l’ombre de la société, quelque peu invisible, du moins sur la scène publique, une voix qu’on ne pouvait entendre. Comme le dit Eloïse A. Brière dans l’Avant-propos d’un numéro de Notre Librairie, « L’absence des voix féminines de l’Afrique Noire, des Antilles, de l’Océan Indien reflète le double mutisme de celles que les situations coloniales et féminines avaient privé de discours […] ».[1] Dans l’inconfort de ses silences que la société lui impose par des convenances culturelles à tout le moins discutables, elle est restée là, pendant longtemps, à endurer sa misérable condition, le machisme d’une société misogyne ne lui permettant pas d’avoir voix au chapitre. Pour autant, il ne faut pas croire que la femme africaine n’a occupé tout au long de l’histoire qu’une place marginale. L’histoire africaine célèbre bien de figures féminines à qui l’on doit bien de pages glorieuses de notre histoire dont entre autres, Kassaï, la reine Pokou, Sarraounia. Pour cette dernière, par exemple, Mme Tidjani Alou Antoinette dira que « […] guerrière et magicienne, [elle] est une figure très vivace dans la mémoire des nigériens. Cette figure mythisée a inspiré au Niger des ballets folkloriques, […] ».[2] Même si, comme ici, elles ont joué un rôle de premier plan dans la résistance coloniale, le silence des femmes devra encore perdurer pendant la même période, mais non sans évoluer. En effet, c’est à la faveur de l’école occidentale que timidement et progressivement, elles prendront la plume et la parole pour faire entendre leurs voix de femmes longtemps étouffées, passant ainsi sous silence bien d’autres réalités de nos sociétés car, qui plus que les femmes, pouvait mieux dire, leurs souffrances, leurs peurs, leurs vérités ? Mais, l’on peut se réjouir que depuis peu, elles brisent les tabous, osant marcher dans les espaces interdits. Jean-Louis Joubert observe d’ailleurs que :
« Les femmes ne sont plus ce qu’elles étaient : elles ont pris la parole, et elles sont bien décidées à se faire entendre. Non qu’elles tiennent un discours uniforme et totalitaire. Il suffit de prêter l’oreille à leurs voix qui se croisent, de l’Afrique à l’Amérique, du Maghreb aux pays de la forêt, pour entendre l’écho varié de leurs douleurs et de leurs refus, de leurs espoirs ou de leurs désirs ».[3]
Dans cette réflexion, nous allons nous intéresser à une des voix puissantes du Sud qui, au cœur de la migritude, déchire les ténèbres, et force à l’écoute la voix et les douleurs des femmes. Depuis quelques temps, les femmes sont aussi sur les chemins, cherchant des terres neuves, moins opprimantes pour la elles. C’est ainsi qu’ :
« […] on assiste dans certaines sociétés, à un phénomène symptomatique d’une déstructuration sociale forte : l’exil des filles en Occident. Paralysées par l’exploitation de leur pays par les élites, écrasées par le poids des traditions, incapables de s’épanouir, elles ne voient plus que la fuite comme remède à leur désespoir ».[4]
Fatou Diome, « Née à Niodor en 1968, fait très tôt l’expérience de l’exclusion et de son corolaire, le combat pour la survie et la reconnaissance ».[5] C’est à travers sa riche production romanesque que nous allions découvrir l’écrivaine, non seulement comme femme, mais surtout en tant qu’intellectuelle engagée qui a compris que « […] pour recouvrer entièrement leurs droits et prendre part au développement, les femmes ont intérêt à demander moins à leur utérus et plus à leur cerveau ».[6] La conscience du regard qu’elle porte sur le monde s’éveille sur le souvenir d’une enfance éprouvante qui laisse à son œuvre une part belle à l’autobiographie. Ce choix se justifie d’autant plus que « Si l’on cherche à réécrire sa vie, et si la part autobiographique prend de plus en plus de place dans les récits, c’est que tout voyage est une quête ».[7] L’exil féminin est sans doute le signe d’une prise de conscience chez la femme de ses responsabilités face à son destin. Ainsi, devons-nous nous demander quelle place prend l’enfance dans la prise de conscience de l’auteure et pour mener quel combat ? Est-ce un combat pour les femmes, ou un combat qui va au-delà des seules préoccupations de femmes ? Dans l’exploration de la personnalité complexe qui se forge au milieu des épreuves de la vie, surgit une femme révoltée, décidée à se frayer un chemin dans un monde où n’ont désormais de place que ceux qui se battent. C’est ainsi que nous nous intéresseront à l’évocation chez Fatou Diome de l’enfance qui, si elle continue à tourmenter, reste le terreau fertile de son inspiration et de sa prise de conscience. Face à ce qu’elle a vécu, on peut ensuite voir se manifester chez elle une certaine révolte qui s’assoupit ensuite dans l’exil qui lui permet de « renaitre ». L’on pourra ainsi découvrir la combattante. Nous nous interrogerons alors sur la nature de son combat pour savoir s’il s’agit d’un féminisme ou d’un humanisme. Dans la définition qu’elle donne de son engagement, littéraire et intellectuel, nous verrons comment elle assume sa différence, son altérité revendiquée et sa féminité endossé sans complexe.
Méthodologie
Pour mener ce travail, nous nous inspirerons de la psychocritique qui peut permettre de creuser dans les profondeurs complexes la personnalité de l’écrivaine qui, pour avoir trop supporté, avait trop à dire. D’autant que « L’œuvre révèle l’inconscient, le sujet écrivant ne pouvant que laisser parler la vérité, et se présentant lui-même comme un texte. Lacan définit donc une psychanalyse du signifiant ».[8] L’on sait d’ailleurs que Sainte-Beuve n’avait pas tort de crier « Tel arbre, tel fruit », car pour lui aussi une œuvre ne peut se lire qu’au travers de celui qui l’a produite. C’est ainsi que l’« […] on met au jour les correspondances avec la vie de l’écrivain, les données biographiques devant vérifier l’interprétation, mais ne prenant sens que par la lecture des textes. On lit donc la vie à la lumière de l’œuvre ».[9]
Mais puisqu’il s’agit d’un regard neuf sur nous-mêmes, sur l’Afrique et sur les autres, cette méthodologie peut être doublée, afin d’en cerner la pertinence et de saisir le regard décomplexé sur le monde, des démarches du post-colonialisme car « Certains ont avancé que le but des études post-coloniales est d’aider à la décolonisation totale et absolue des sociétés tant d’un point de vue psychologique que politique par la récupération massive des cultures précoloniales ».[10] C’est notamment par rapport à son identité que l’on peut lire cet esprit d’ouverture dont elle fait montre pour accepter en elle, une part de l’Autre car « Le monde post-colonial est un monde dans lequel le choc culturel destructeur se mue en acceptation des différences par des parties égales ».[11] Ces deux méthodes critiques, pour nous, peuvent donc permettre de mieux comprendre cette grande combattante de la littérature africaine ; disons aussi de la littérature du monde.
Par les souvenirs de l’enfance, une prise de conscience de soi…
L’œuvre de Fatou Diome est dominée par l’évocation douloureuse de l’enfance qui a énormément marqué l’auteure. C’est pourquoi dit-elle, « Tu peux faire fondre le sel comme le sucre, mais jamais le souvenir que tu en as. Rien ne change le goût des choses passées ».[12] Ces souvenirs sont si tenaces qu’elle ne peut s’en défaire, un peu comme cela se vit chez le Guyanais Léon Gontran Damas dans Pigments[13] avec ce hoquet qui secoue invariablement l’instinct. Ici aussi, l’auteure n’éprouve que des difficultés à s’en défaire, aussi dit-elle :
« Je voudrais avancer d’un pas léger. Mais une petite fille me poursuit, me harcèle, m’assiège, s’agrippe à mes pages et je ne peux rien contre ses assauts. Parfois, croyant agir à ma guise, je découvre avec stupeur que je ne fais que succomber à ses humeurs, grandir semble impossible ».[14]
La permanence des souvenirs dans la vie de l’individu fait vivre un certain spleen qui le torture. Fatou Diome réalise ainsi que « Le souvenir est une punaise qui vient gâcher le repos, lorsqu’on s’assoupit dans le confort de l’oubli ».[15] Il ne peut en être autrement quand, c’est de la part de ceux qui doivent protection et attention que vient notre malheur. Comment ne peut-elle pas se souvenir de cet « […] homme [son oncle] [qui lui] pointa la direction qu’on [lui] a si souvent indiquée : la porte ».[16] Mais sans doute que ces moments difficiles, s’ils avaient été insupportables dans une vie, auront quand même permis de former l’enfant en se renforçant par les affres des épreuves qui ont pavé son existence. Ainsi que le dit Ferdinand Ezémbé dans L’Enfant africain et ses univers[17], la souffrance est maturante ». Cette idée est d’ailleurs exprimée par Diome pour qui « De la rudesse de toutes ses punitions, elle [sa grand-mère] espérait sortir une perle polie et reluisante ».[18] Et ce d’autant plus que pour elle, pour être d’une certaine condition, pour réussir dans la vie, il faut consentir l’effort, le sacrifice même. Pour elle :
« Contrairement à ceux qui sont nés pour hériter ou suivre des autoroutes balisées, jusqu’au firmament de leurs ambitions, la Petite avait très tôt admis qu’il lui fallait tout conquérir, tout mériter et, sans cesse, prouver que personne n’est né pour tenir docilement sous une semelle ».[19]
Elle a donc une claire conscience de son destin qui ne peut avoir de sens que par le combat sans répit de la vie. Ce sont ces souvenirs de l’enfance, cette proximité inaltérable avec cette période, qui lui permet, notamment par l’emploi du « Je », à traduire la sincérité et peut-être aussi, la vérité de son discours puisque comme Beyala, elle « habite [ses] personnages ».[20] On peut pense comme elle, que Diome pourrait dire :
« Je n’utilise pas la troisième personne parce que ″il″ ou ″elle″ suppose une distance et je n’éprouve pas cette distance lorsque j’écris. Il y a des auteurs qui arrivent à se distancer par rapport à leurs personnages. Moi, je vis en intimité avec les miens ».[21]
Pour ainsi dire, « [elle aussi ressent] vraiment, physiquement, leurs douleurs, leurs bonheurs, leurs étonnements ».[22] Les échos douloureux de ces épisodes de sa vie ne peuvent que rappeler à chaque instant les injustices qui la briment car, ainsi qu’elle l’a subi, « Naître d’une fille mère, comme la Petite, par exemple, vous condamne au banc et fait de votre chair le défouloir légitime de tous ».[23] C’était d’autant plus martyrisant que dans la vulnérabilité de l’enfance, elle semble vivre le remord d’avoir manqué en ces moment de protection. C’est pourquoi elle dit que :
« Quand on ne sait pas encore ce que signifie déposer une plainte et que votre enfance se déroule en enfer, où réclamer justice ? Le sculpteur qui a taillé l’être humain dans la chair sensible a commis une faute impardonnable : le temps de grandir et de pouvoir se défendre, à défaut d’une peau de pachyderme, les enfants devraient disposer d’un venin qui paralyserait leur bourreau, le temps qu’ils se sauvent ».[24]
Comme on le voit, même à quelques années de distance, elle semble vivre le sentiment que tant de torts ne sont pas redressés, « Car un enfant maltraité, plus que des coups, souffre de son incapacité à les rendre ».[25] Et comment ne pas en vouloir à toutes ces personnes dont on pourrait bien se réclamer et qui sont hélas, la source de bien de nos malheurs ? Ces souvenirs amers que ces hommes nous laissent polluent une vie. Aussi estime-telle qu’ :
« En vidant bruyamment les bennes à ordures dans leur camion, les éboueurs ne se doutent pas de la quantité de poubelles invisibles qu’ils laissent derrière eux. En nous, gisent les déchets de toute une vie, des strates d’une épaisseur irrégulière qui, parfois, se détachent et collent aux semelles ».[26]
Ce sont donc les souvenirs qui ont poussé l’auteure à se regarder et à regarder les autres pour mieux comprendre son monde et finalement se révolter contre lui.
La révoltée…
Les injustices de la vie et les méchancetés des hommes dont, Fatou Diome a été très souvent la victime innocente ne peuvent naturellement et légitimement que la mettre dans des colères inouïes à travers lesquelles se traduit sa révolte. Pour exorciser le mal, il faut savoir le nommer sans tabou, sans complexe. Fatou Diome a le courage de dire ce qui fait son calvaire en parlant notamment d’une naissance qui marginalise et met au banc de la société et de la famille et d’un mariage qui promet des gloires mais qui finit par un fiasco. Comme au Rwanda pour surmonter, l’épreuve, elle ose parler. En effet au Rwanda :
« L’association Abassa réunit une soixantaine de survivantes qui ont été violées pendant le génocide. C’est la seule association féminine rwandaise qui réunit exclusivement les survivantes des violences sexuelles et dont les membres ont accepté d’assumer publiquement leur identité négative dans un pays où parler publiquement du viol reste un tabou. Comme toutes les survivantes du génocide, elles doivent affronter une expérience innommable, impossible à concevoir et à partager, mais en plus, elles doivent parler de leur corps, notamment du corps sexuel ».[27]
Quand l’individu comprend son mal et qu’il sait en parler, il peut espérer atténuer les douleurs et peut-être même apprendre à pardonner. Pour ce, elle estime qu’ « Il est des moments où l’insolence est la seule forme d’élégance appropriée. C’est lorsqu’un sursaut d’orgueil vient opportunément sauver un reste de dignité ».[28] C’est dans l’exil qu’elle arrive à saisir les ressorts de la vie pour apprendre à juger et souvent même à condamner. L’on sait d’ailleurs que :
« Le récit du voyage est un acte éminemment optimiste et positif, qui redit la possibilité et la volonté du voyageur de regarder l’espace et le temps d’autres hommes pour saisir l’unité de l’esprit humain et la diversité des sociétés et des solutions de vie collective : le voyageur est l’une des clés interprétatives du monde et de l’histoire, surtout s’il possède quelque sagesse livresque ou un esprit philosophique ».[29]
En parlant de Fatou Diome où l’exil permet à la narratrice de mieux savoir juger en prenant une certaine distance avec les réalités, Chevrier note que :
« La narratrice entend bien faire œuvre militante en dénonçant tour à tour le racisme en France et en Afrique, le discours mensonger des immigrés, le poids écrasant de la tradition, la superstition, les faux marabouts, l’influence néfaste de la télé, l’exploitation des travailleurs étrangers en France ».[30]
La survivance du racisme dans ce monde poussé à la globalisation ne peut qu’écœurer la romancière franco-sénégalaise. Ce n’est pas sans amertume qu’elle rappelle : « Comme ma mère, j’ai osé aimer, mais, sais-tu que là-bas aussi, les Blancs n’ont pas voulu de moi, au bout seulement de deux ans, encore abandonnée ».[31] Ce rejet tant chez elle qu’ailleurs, la blesse pour finalement la conduire à s’interroger : « Si je fais honte aux Noirs, ma propre famille, durant toute mon enfance, comme aux blancs, de quelle couleur devrais-je donc être pour convenir quelque part ? ».[32]
Mais, Diome ne se révolte pas seulement pour ce qu’elle-même vit, mais aussi, par ce que l’on fait subir aux autres. L’injustice et la discrimination à l’égard des femmes expliquent ses colères. Elle s’indigne qu’ « Enceintes avant mariage, les femmes sont vilipendées ; quant aux garçons qui les engrossent, on loue l’appétit du fauve ».[33] Comment d’ailleurs peut-on tolérer cette injustice sociale quand on sait que la « faute » pour laquelle la femme ou la fille est stigmatisée, il a fallu être à deux pour la commettre ? Elle en est d’autant plus excédée que « Pendant ce temps, les filles-mères, abandonnées à elles-mêmes, luttent, souffrent, pleurent et meurent en silence, alors qu’elles ne tombent pas enceinte en buvant l’eau de pluie. Mais ce sont toujours les femmes et les enfants qui paient l’hypocrisie sociale ».[34] Il en est ainsi toujours, car chaque fois que, le péché originel est commis, ce sont toujours aux femmes seules qu’on en veut et ce sont à elles que l’on fait payer. Ainsi :
« Victime du désir des hommes, de la misère et de l’anathème, la prostituée représente une des figures les plus emblématique de la marginalité. Sa déchéance sexuelle, souvent accompagnée par une déambulation de caractère erratique, dans son sens à l’expression ″faire le trottoir″, terme familier à forte connotation péjorative qui sert à désigner son métier ».[35]
On voit d’ailleurs à travers ce que rapportent si souvent les médias, comment la situation de ces femmes est caricaturée. Par exemple « […] en Orient, encore [aujourd’hui, quand] une femme [est] lapidée pour adultère comme d’habitude, le journaliste ne dit pas si son mari lui a été fidèle ou pas ».[36]
Fatou Diome s’insurge également contre l’inconfortable sort de l’immigré dont on oublie qu’il est un homme comme un autre. Selon Jacques Chevrier :
« Les nouvelles qui composent La Préférence nationale témoignent éloquemment du mépris dans lequel sont tenus les immigrés et du regard dépréciatif dont ils font l’objet. Apercevant la femme de ménage de couleur que sa femme vient de recruter, Monsieur Dupire ne peut s’empêcher de marquer sa désapprobation par une remarque particulièrement éloquente – ″mais qu’est-ce que tu qu’on fasse de ça ?″ - ; et lorsqu’il la rencontre à la bibliothèque, quelques semaines plus tard, sa stupeur témoigne de sa difficulté à l’accepter en tant qu’étudiante préparant un DEA, et lisant des livres… tout comme lui ».[37]
On pourrait croire que les souffrances des femmes ne sont que le fait des choix discriminatoires des hommes. C’est ainsi qu’elle dénonce le machisme et sa révolte est si grande qu’elle n’épargne qu’un seul homme : « Les mecs, [dit-elle,] sauf mon grand père, tous des salauds, même mon père ».[38] Si elle n’est pas tendre à l’égard des hommes, y compris de son père, c’est parce que son père n’aura pas été capable, démissionnant de ses responsabilités de père, d’assumer sa paternité. La famille même n’échappe pas à ses critiques, à son courroux. Elle pense que « [son] oncle, [sa] tante, dit-on, par élégance, alors qu’on pourrait leur allouer des titres qui les conduiraient directement en prison… ».[39] Tout, ou presque, autour de la romancière, ne pousse qu’à la révolte. Elle en a tellement souffert que l’exil s’offre à elle comme un moment de détente, de répit, de re-création.
L’exil pour renaitre…
L’enfance, chez Fatou Diome, aura été pénible et dans ses écrits témoignant des douleurs éprouvées, on peut remarquer qu’elle continue à porter les stigmates des blessures subies. C’est à travers l’ailleurs, un autre territoire géographique qu’elle espère vivre dans l’exil, la paix qui lui a jusqu’ici manqué. L’exil sauve des souffrances car, prévient-elle : « Et si une terre ne te convient pas, prends la mer, et il y aura toujours une rive ensoleillée quelque part ».[40] Dans sa marche, l’image de l’errante semble bien lui convenir ainsi qu’elle le souligne ici : « Partir, toujours, repartir, le cœur battant d’angoisse, ce fut longtemps ma condition existentielle ».[41] On comprend donc qu’elle ait choisi de vivre en France et d’y rester malgré l’échec de son mariage car après tout, l’ailleurs répare des blessures parce qu’ici elle est vierge de sa naissance.
Mais, il n’y a pas que l’ailleurs physique qui s’offre à elle comme asile. Il y a aussi cet autre territoire symbolique qu’est l’écriture qui apparait chez elle comme un autre espace d’exil, de refuge. Chez elle, l’écriture apaise les douleurs, les blessures. Aussi, dit-elle : « […] j’écris pour me soigner. […] À mon sens, écrire constitue le meilleur médicament qu’on n’ait jamais inventé ».[42] La fonction thérapeutique de l’écriture, pourrait ainsi justifier, pour une femme qui a beaucoup souffert, son choix du métier d’écrivain. Comme pour supporter tant de souffrances vécues, elle dit : « […] l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire ».[43] L’écriture suit donc la cadence des soupirs comme pour les expier. Ainsi, « Le cœur bat et l’encre circule. Et l’encre circule afin que le cœur batte. Ainsi, on écrit comme on marche sur une béquille ».[44] Comme on le voit, l’écriture est une branche qui sauve du naufrage, une béquille sur laquelle on peut s’appuyer pour garder son équilibre dans la marche difficile de la vie.
Cependant, il faut reconnaitre que plus que de servir d’asile, l’écriture, pour Fatou Diome, reste une arme, un moyen d’expression et de combat. Dans son écriture, l’engagement littéraire prend une place importante quand on sait qu’elle trouve son inspiration dans ses colères. C’est du moins ainsi qu’elle définit son écriture et notamment quand elle précise : « J’écris comme on pointe hardiment sa sagaie face au léopard menaçant. J’écris, parce que l’écriture me rend toutes mes libertés et ne me coûte que mes nuits, des nuits qui seraient peuplées de cauchemars sans écriture ».[45] Cette conception de l’écriture, on la trouve également chez Gisèle Pineau qui dit, elle aussi : « Ecrire m’a consolée. Ecrire m’a fait croire qu’il y avait de l’espoir. Ecrire m’a donné la force de survivre. J’ai écrit mon premier roman à l’âge de dix ans ».[46] Chez cette autre écrivaine, l’écriture est un moyen de sortir des malaises lorsqu’elle avoue : « J’ai alors compris que l’écriture était la forme d’expression la plus adaptée pour quelqu’un comme moi qui ai toujours vécu dans un exil intérieur ».[47] Toutes deux trouvent leurs saluts dans l’écriture. C’est pourquoi Pineau « [veut] croire que les mots, parfois, inventent demain ».[48] Mais pour sortir des dédales de la vie, plus que d’en prendre conscience, il faut surtout se battre.
La Combattante…
Fatou Diome est une grande combattante. Dans ses livres comme dans les médias, elle mène une intense activité intellectuelle pour « cracher » une autre vérité, celle qui fâche, et qu’on ne veut pas souvent entendre. Pour elle, comme chez Manuel, dans Gouverneurs de la rosée, « l’homme est le boulanger de la vie ». Vision qui est autrement traduite chez Diome :
« On peut manquer d’amis ou de famille, parfois on manque de joie, de courage ou d’entrain, il arrive même qu’on accumule plusieurs de ces carences, mais la pire perte, c’est celle qui ôte le goût de vivre. Tant que persiste l’envie, l’horizon reste une toile qui invite à peindre ses rêves. Vivre, c’est répondre à cet appel ».[49]
L’homme doit donc être maître de son destin, en se battant pour vaincre. Mais pour réussir le combat de la vie, encore faut-il avoir conscience de ce qu’on représente. C’est pourquoi elle invite chaque homme à ne pas se dérober à sa mission : « Respecte-toi, bats-toi ! Et, un jour viendra, même s’ils ne t’aiment pas, ils seront bien obligés de te respecter, car c’est toi qui fixes tes limites. La dignité ne se quémande pas, c’est une conquête de tous les jours ».[50] C’est par notre comportement qu’on peut imposer aux autres de nous respecter. Elle est une femme qui ne fuit pas les responsabilités car dit-elle : « Je n’aime pas les sous-missions, je préfère les vraies missions ».[51] Par ce jeu de mots, elle montre qu’elle refuse la soumission que dictent les traditions, pour être une femme d’action, une battante. Elle le dit plus explicitement ici : « Je ne sais pas obéir, car ça suppose une soumission qui s’accompagne obligatoirement d’une négation de soi. En revanche, convaincue, j’aime faire plaisir, ce qui implique un libre arbitre, une adhésion, un respect mutuel ».[52] Elle refuse ce regard réducteur sur la femme, préférant « […] rester entièrement humaine, toujours le revendiquer, ne jamais accepter d’être réduite au statut, si longtemps bafoué, de femme ».[53] Ce choix chez elle, est une conviction comme elle le souligne dans une interview :
« À quoi sert de prendre la parole publique si on ne traite pas des sujets qui font mal. Nous les poètes, lorsqu’on sort de l’esthétique du mot, du plaisir textuel, pour aller sur des questions plus amères, plus dures, c’est qu’on n’a pas le choix, c’est aussi notre rôle. Je revendique la liberté de gâcher le sommeil des puissants ».[54]
La vie, pour Diome est un combat perpétuel. Après l’échec de son mariage avec le Blanc, elle refuse de tomber dans la résignation et poursuit sa route : « […] décidée à ne pas rentrer la tête basse après un échec que beaucoup [dit-elle,] m’avaient joyeusement prédit, je m’entêtais à poursuivre mes études ».[55] Car « Les études ; [précise-t-elle,] je ne connaissais que cette voie pour sauver ma peau ».[56] Cette conviction tenace se justifie d’autant plus que « […] compter sur soi est toujours plus fiable qu’une promesse. Seule la sueur fait fleurir les rêves ».[57] Elle ajoute d’ailleurs que « Compter sur la pitié de ton bourreau, c’est admettre le supplice »,[58] car « Aux résignés rien n’est promis ».[59] Si le mariage devait être une prison pour la femme, elle ne l’aurait jamais accepté et c’est pour quoi elle choisit les études pour tracer son destin. Elle avertit ceux qui l’invitent à la résignation : « Je n’irai pas à l’enclos avec les moutons ! lui déclarai-je, laissez-moi tranquille, allez attraper une autre brebis, moi je veux aller à l’université et j’irai ! »[60] Fatou Diome sait que seul l’effort change une vie, libère l’homme, lui confère une dignité. Cet effort, elle le consent aussi pour les siens. « Puisque l’Atlantique ne fait pas pousser le blé, ma sueur devait fertiliser l’étendue de sable blanc où je demandais à mon frère de planter ses rêves ».[61]
Elle veut donc être maîtresse de son destin en assumant ses responsabilités, en défiant les obstacles qui se dressent sur son chemin car elle a confiance en sa force, toute chose qu’elle clame haut lorsqu’elle dit : « Quoi que j’eusse dit, je me voulais adulte, solide, tenace, récif défiant les vagues, pour avoir survécu à quelques tempêtes ».[62] fatou Diome n’abandonne jamais.
Pour elle, la liberté est fondamentale, pour l’être humain et c’est pourquoi, il doit être capable de la conquérir sans jamais baisser les bras. Dans le regard de la Petite qui la poursuit, c’est cela qu’elle lit : « La liberté, quel que soit le prix ! disait le regard déterminé de la Petite, qui nourrissait déjà l’outrecuidant rêve de tracer sa propre route pour mettre un terme aux gifles, aux injures, à l’autoritarisme, à l’injustice permanente ».[63] Pour ce faire, elle est décidée à se battre pour ne jamais se dérober à ses devoirs. Elle voudrait ainsi « Tenir debout pour affronter la bêtise, les injustices et, surtout, nos impuissances qui, parfois, poussent à la démission ».[64] Cette résistance aux épreuves de la vie permet d’en survivre. C’est pourquoi « […] il faut vivre, c'est-à-dire retrouver le souffle après chaque apnée, s’évertuer à garder ardente la forge en nous, pour donner formes et contours à chaque rêve, à chaque jour ! C’est avec le marteau de l’esprit qu’il nous faut battre le fer de l’existence et tenter de l’infléchir ».[65] Il revient donc à l’homme de remodeler sa vie pour lui donner les couleurs qui lui conviennent. Dans un tel combat, l’on ne peut que faire confiance aux femmes quand on sait que pendant les durs moments qui poussent les hommes à l’aventure et à la démission, « C’étaient les femmes qui assuraient. Dans leurs familles où les hommes avaient démissionné depuis longtemps, depuis les programmes d’ajustement structurel, c’étaient les femmes qui étaient debout ».[66] D’ailleurs, elles ne sont plus ces femmes soumises, résignées qui attendent tout d’un homme. L’on peut voir dans Bleu-Blanc-Rouge un mari se plaindre de ce qu’elles sont devenues : « […] ma femme osait m’interdire de sortir, je te dis que c’est elle qui pouvait me commander comme ça, c’est moi en plus qui payais tout à la maison, et c’est elle qui se permettait de faire la loi, tu as déjà vu ça où dans ce monde qui s’effondre… ».[67] Quoiqu’à priori rebelle dans le projet de son émancipation, la femme apparait désormais, comme un personnage qui n’entend plus jouer le suivisme, car elle entend se battre, et notamment en brisant les tabous pour oser prendre la parole, et sortir du silence. Mais ce combat mené par les femmes, pouvait-il se borner à n’être que féministe ?
Féminisme ou humanisme…
Le combat de Fatou Diome pour les femmes est inlassable et l’on sait avec quelle détermination et quelle conviction elle mène cet engagement. Mais, pour qui mène-t-elle ce combat ? Est-ce uniquement un combat féministe ? N’est-il pas aussi humaniste ? Il est évident qu’en tant que femme, elle ne peut qu’être sensible aux problèmes des femmes. Ainsi, la voit-on dans ses œuvres, sans se limiter à cela, évoquer les problèmes des femmes, leurs conditions souvent difficiles. Dans nos sociétés, les questions qui touchent à l’émancipation des femmes sont importantes car, « Libérer l’individu, c’est particulièrement libérer la femme, en cessant de lui enseigner que sa raison d’être est d’avoir des enfants d’un homme dont elle dépendra toute sa vie. En infantilisant des centaines de millions de femmes, on compromet l’avenir de la société, car on gaspille une formidable énergie ».[68] Comme Gisèle Pineau, elle pourrait aussi dire, par la fréquence des visages féminins dans son œuvre : « Je voulais ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Montrer le visage des femmes. Montrer leurs souffrances de femmes, leurs combats, leurs résistances… Montrer les femmes dans l’esclavages ».[69] On ne peut pas réfuter que la plume de Fatou Diome milite en faveur des femmes dont elle expose les misères et les préoccupations. « J’écris pour toutes les femmes qu’on a forcées à se marier, à coucher à contrecœur avec un homme, quand elles en aiment un autre, au point de se laisser mourir. J’écris, pour les hommes qui ont renoncé à leur amour, parce que d’autres en ont décidé autrement ».[70] On ne peut pas voir, ce que vivent certaines femmes aujourd’hui encore, sans oser prendre la parole en leur nom. Cet aspect de la lutte que mène Diome n’est pas exclusif d’autant que son combat va au-delà de la seule condition des femmes car elle précise aussi qu’elle écrit « pour les hommes ».
Un combat qui va au-delà de la condition féminine…
Le combat de Fatou Diome correspond à un certain idéal qui pet au cœur de son action l’Homme et la justice. C’est pourquoi, elle pourrait refuser une conception réductrice de son combat qui considère l’humain dans sa plénitude comme cela se traduit chez Beyala pour qui « […] enfermer les écrivains femmes dans des catégories étroites telles que féministes ou autres, c’est une façon de refuser d’admettre le rôle politique de la femme ».[71] Elle aspire, par son engagement à redresser des torts, à dénoncer le mal des sociétés. C’est donc sans ambages qu’elle définit son combat : « J’écris avec la voix de Martin Luther King au creux de l’oreille : mener vaillamment tous les combats, par l’amour et pour l’amour, en dépit de tout, parce que haïr demande si peu à l’intelligence et ne peut satisfaire que les petits esprits ».[72] L’amour est donc ce qui guide son action. Proscrivant la violence, elle se dresse contre le fanatisme religieux, et prône un monde de tolérance. Elle vise non pas un homme mais un mal :
« J’écris contre l’obscurantisme religieux, les falsificateurs et les faux dévots qui condamnent des vies, que le Seigneur, le Tout-Puissant, Lui, a jugé bon de faire exister, puisqu’il est écrit, à la sourate trois du Coran, Al-Imrân, La famille d’Imrân, verset cinq-six, que ″rien, vraiment, ne se cache d’Allah de ce qui existe sur terre ou dans le ciel ».[73]
Fatou Diome se fait également l’avocate des démunis, des faibles et de ceux qui ont grandi dans le rejet, dans la marginalité. Son écriture vise donc à protéger :
« J’écris pour, […] tous les bâtards du monde, qui se font insulter, torturer et mépriser par des gens moins dignes que leurs parents, car ceux qui égrènent les leçons de morale comme un chapelet sont souvent plus tordus et plus condamnables que ceux qu’ils jugent coupables, uniquement pour avoir osé aimer ».[74]
Sensible aux souffrances de l’enfance, elle plaint le fait que les enfants manquent de protection et de moyen de défense. C’est pourquoi elle :
« [écrit] pour tous ceux auxquels on a fait payer, enfants, ce qu’on reprochait aux adultes. J’écris, pour tous ceux nés comme moi – hors des dots, des alliances archaïques et des marchandages des hymens – qui connaissent une existence de martyr, lorsqu’ils n’ont pas la chance d’avoir de braves protecteurs, tels que mes adorables grands-parents. J’écris pour ceux qui ont grandi sans père ni mère et savent, comme moi, que ce n’est pas mortel ».[75]
Diome sait se relever chaque fois qu’elle trébuche, pour marcher et aller plus loin. C’est pourquoi elle refuse de se soumettre au carcan des traditions et par sa vision progressiste du rôle de la femme, s’insurge contre les traditions rétrogrades. C’est pourquoi elle condamne l’hypocrisie des hommes, leur opportunisme :
« J’écris, pour tous ceux qui ont l’amer goût de l’abandon au fond de la gorge et gardent l’élégance de survivre à chaque aube. J’écris, contre tous ceux qui maltraitent ou ignorent les enfants, les bâtards, les orphelins, et ne les aiment que pour profiter d’eux, lorsque, par miracle, ils survivent et deviennent utiles. J’écris, pour dire que la lâche sérénité des silencieux garantit la victoire des justes ».[76]
Elle mène son combat pour elle-même mais vise également à construire un monde de fraternité et de tolérance « […] pour l’amour et contre la haine, parce que chaque miette d’amour reçue [dit-elle,] me soigne d’une plaie infligée par les loups ».[77]
Pour l’essentiel, on peut retenir que le combat de Fatou Diome est un engagement littéraire, intellectuel qui se fait au moyen de l’écriture qui apparait chez elle comme un outil pour retrouver une dignité bafouée. C’est pourquoi « […] chaque ligne sortie de [sa] plume sert à conquérir, millimètre par millimètre, [sa] dignité longtemps piétinée ».[78] Aussi, écrit-elle « […] pour dire à ceux qui voudraient [la] voir baisser la tête qu’ils en seront pour leurs frais, car rester altière, c’est [sa] manière de rester fidèle à [ses] grands-parents, à leur combat pour [sa] survie, à leur éducation, qui préparait à tout, sauf à l’indignité ».[79]
Elle est, comme on le voit, la voix des sans-voix pour faire entendre leurs douleurs étouffées et « […] pour dire et faire tout ce que [sa] mère n’a pas osé dire et faire ! [Elle écrit], afin que dans [la] lignée de femmes [de sa mère], elle soit la dernière sacrifiée, car [sa] liberté est un non tonitruant, [qu’elle] ne [cessera] de transmettre jusqu’à [son] dernier souffle, à toutes [ses] sœurs d’Afrique et d’ailleurs ».[80] Comme on le voit, son combat ne concerne pas que les Noires mais toutes les femmes. Il s’agit donc d’un humanisme, d’un engagement qui ne vise que l’Homme, la vérité et la justice. Elle combat surtout pour les pauvres, les oubliés de la terre et son action c’est « Toujours combattre et réclamer ! Des droits pour les sans-droits, qu’on piétine ! Des droits pour les sans-toit, qu’on expulse ! Des droits pour les sans-emploi qu’on affame ! ».[81] Cette part de l’altruisme qui l’anime, elle ne la perd pas, malgré l’exil car elle sait qu’elle lutte ailleurs, pour soutenir les siens, les aider à s’en sortir. Pour elle, « Les émigrés ne peuvent pas ne pas envoyer une partie de leur gain là-bas. Pour moi, réussir en France c’est synonyme de sortir les miens du manque en Afrique. Ça veut dire que leur manque est mon manque quotidien ».[82] Fatou Diome, est une femme battante, une harceleuse des consciences opprimées qui se sent solidaire de la misère des autres. Ce combat, elle le mène avec le verbe, ce qui lui permet de justifier cet engagement et surtout de l’assumer.
Assumer sa différence, son altérité….
Nous avons vu que l’écriture de Fatou Diome peut s’insérer dans la vague de la migritude. L’aventure européenne a ainsi permis à la romancière de savoir se définir, de perdre ses doutes sur ce qu’elle est. Et « Si la littérature du voyage plait, c’est sans doute aussi parce qu’elle met en scène le contact avec l’altérité. L’Autre et l’Ailleurs sont indispensables à la réflexion et, en ce sens, nécessaires à la construction de soi ».[83] L’acceptation des mutations qui s’opèrent en l’homme, témoigne d’une identité et d’une altérité assumée. Tant il est vrai qu’on ne revient jamais le même d’un voyage. Même lorsque le retour est envisagé, il ne peut permettre de redevenir ce qu’on avait été et ainsi :
« L’espoir d’un retour définitif au pays est devenu une chimère dangereuse, ″ils auraient dû savoir que rentrer au pays, c’était impossible″ ; et l’exil devient un état féminin insupportable mais inévitable : ″Etre une étrangère, c’est comme une grossesse qui dure toute une vie, une attente perpétuelle, un fardeau constant, un sentiment de ne jamais se sentir bien ».[84]
L’exilée, par les contradictions qui la traverse, la diversité des sources qui irriguent sa personnalité, apparait comme un être complexe, insaisissable. C’est pourquoi, dit la narratrice de Le Ventre de l’Atlantique : « Etrangère, partout, je porte en moi un théâtre invisible, grouillant de fantôme ».[85] Pourtant, elle croit aux vertus de re-création de l’être, pour le refaçonner, afin qu’il devienne un autre. Pour elle, alors, « Partir, c’est mourir d’absence. On revient, certes, mais on revient autre ».[86] Ce sentiment de la métamorphose intérieure qui s’opère en l’être, se vit chez bien d’autres immigrés, et notamment ceux issus du Maghreb qui font aussi face au rejet tant de la part de la société d’accueil que de celle dont ils peuvent se réclamer au nom de leurs origines. C’est du moins, ce qu’on peut lire chez ce personnage :
« Si vous parvenez à vaincre sa timidité [parlant de Hassana, une mère de famille tunisienne], elle vous parlera de l’accueil que lui réservent les siens, lorsqu’elle retourne au pays. Mais il faudra beaucoup de temps et de confiance avant qu’elle vous avoue que là-bas, on l’appelle ″la Parisienne″. En son propre pays elle est celle qui vient d’ailleurs ».[87]
Fatou Diome, elle, ne peut s’en plaindre. Elle assume son altérité. Aussi, conseille-t-elle : « Le rejet, accepte-le, sois qui tu es pour de bon. Une marginalité assumée, revendiquée, n’en est plus une, elle devient une identité pleine et entière ».[1] Quoi qu’on fasse, l’ailleurs ne peut qu’influencer et changer l’homme car « L’ensemble de la terre a beau être cartographié, la terra incognita n’a sans doute pas disparue pour autant, l’objet de la quête s’est simplement déplacé : on ne voyage plus pour tracer des frontières mais pour circonscrire les limites de son moi ».[2]
Nous avons vu que l’écriture est un autre territoire à dimension symbolique, qui sert d’asile à l’auteure, de lieu de renaissance. Il s’agit donc de renaitre par l’écriture, de devenir une autre, une femme sans doute, mais surtout une combattante. Elle dit d’ailleurs : « […] je n’ai jamais cessé d’écrire parce qu’au fil des livres je me suis sentie devenir un être humain. L’écriture a fait de moi une entité vivante, ce que je n’étais pas avant ».[3] L’asile apaise les souffrances car ainsi qu’elle le rapporte : « L’exil, c’est mon suicide géographique. L’ailleurs m’attire car ; vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin, mais en fonction de ce que j’ai choisi d’être ».[4] La paix intérieure, elle la vit à travers l’errance qui la conduit ailleurs où, elle sera une autre, différente certes, mais qu’on ne juge plus par son passé. C’est à juste titre qu’elle dit que « Partir, c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances ».[5] Ainsi, par la rencontre avec l’Autre, au contact des autres Hommes et de cultures différentes, elle a su renaitre pour devenir une autre, pour être un produit de la diversité comme elle le montre ici :
« Mais, véritablement, « mon pays » il est quelque part dans le pont que je tisse en permanence entre les deux, c’est-à-dire dans l’écriture. C’est là où j’arrive à réunir mes deux territoires. Dans mes livres, il y a un morceau de France dedans comme un chocolat qui fond. Mais pour prendre son élan, il faut avoir un socle. Sans ma part africaine, mes livres n’auraient pas le goût qu’ils ont. Franco-sénégalaise, c’est plus généreux. Dans mes livres, mon Afrique et mon Europe ne se battent pas en duel. Elles ont déposé les armes. Elles sont obligées de dialoguer ».[6]
Amin Maalouf partage d’ailleurs cette vision sur l’altérité qui n’est plus perçue dans la dualité entre l’ici et l’ailleurs, appelés désormais à interagir en duo, dans le dialogue fécond :
« Un jeune homme né en France de parents algériens porte en lui deux appartenances évidentes ; et devrait être en mesure de les assumer l’une et l’autre. J’ai dit deux, pour la clarté du propos, mais les composantes de sa personnalité sont bien plus nombreuses ».[7]
Comme on le voit, les questions d’identité ne peuvent pas se limiter à des simplifications pour comprendre que chaque homme habite une diversité, ce que Diome a compris en refusant de se peindre avec seulement les couleurs de l’Afrique. Par ailleurs, elle n’assume pas uniquement son identité hybride. Même si dans ses œuvres, elle met l’accent sur les souffrances des femmes, pour autant, elle ne se plaint pas d’être femme. Elle assume sa féminité sans complexe, car dit-elle : « En revanche, je suis certaine que tous les grands de ce monde se sont agenouillés, au moins une fois dans leur vie, pour embrasser le pied d’une femme […]. Alors, mes hormones de féminité, je les garde ! Pour rien au monde, je ne voudrais des testicules ».[8] Fatou Diome est donc une femme qui est autant Africaine que Française, une femme qui a su tôt que prendre la parole, pouvait mieux aider à regarder autrement les femmes, pour les libérer des chaînes dans lesquelles, le machisme et certaines traditions les ont longtemps maintenues.
Conclusion
Fatou Diome est l’un des porte-flambeaux de la littérature africaine et à travers son écriture prolixe, elle a essayé de toucher du doigt à plusieurs problèmes de société, naturellement à ceux des femmes mais sans se borner à limiter son engagement à une dimension féministe assez réductrice de son combat. En explorant son écriture, c’est une auteure dense que l’on découvre, traumatisée par une enfance difficile, nonobstant la distance du temps, qui fait entendre encore, et dans toutes ses œuvres qui en portent les stigmates, les échos douloureux de souvenirs amers que la solitude dans l’exil et souvent une invitation dans une famille, charrie sur les quais du présent, prenant rapidement les odeurs suffocantes de la mélancolie. Aujourd’hui, dans la multitude des voix féminines qui se croisent dans l’agora de la « féminitude », est sans doute une des plus puissantes. Elle s’exprime dans ses livres, mais également, dans son activisme intellectuel et militant, où, dans les débats publics et sur les chaines de télévision, elle impose un autre timbre dans les discours qui disent notre monde et ses hypocrisies. On ne peut donc que saluer « […] la démarche personnelle de Fatou Diome, pour qui, l’écriture a constitué non seulement une arme de combat, mais également un refuse et un réflexe de survie ».[9] Elle a une voix libre qui prend toujours des distances pour mieux observer et juger. Sa critique, sans parti pris, s’adresse au monde : à l’Afrique, à l’Europe, à la France qu’elle admire, mais qu’elle juge toutes sévèrement par moment.
Par l’évocation de l’enfance, nous découvrons, une femme révoltée qui, ayant pris conscience de certaines vérités, de certaines injustices, trouve d’abord dans l’exil, le moyen de soigner des blessures à travers l’anonymat de son passé. Ensuite, pour avoir choisi de s’intéresser à beaucoup de sujets, Diome apparait comme une grande combattante, une femme engagée pour qui le verbe et la plume, restent des armes redoutables pour interpeller la conscience du monde, et notamment des puissants du monde. Ce choix de l’engagement n’aura pas été facile, il va sans dire, car :
« Pour accéder à la parole, la femme africaine a dû franchir une double barrière psychologique, lutter à la fois contre les préjugés de sexe. Tenue par la tradition pour mineure en tant qu’individu, elle fut longtemps ignorée par le système éducatif colonial mis en place par les missionnaires. Son accession à l’instruction fut donc tardive à cause de l’image que l’église catholique avait de la femme ».[10]
Les femmes tendent donc à se libérer de ce carcan, et elles sont de plus en plus présentes dans les débats, imposant leurs voix variées au monde. Mais le combat de Fatou Diome vise un idéal, et ne fait pas de discrimination. Certes, les questions féminines tiennent une place de choix dans ses réflexions, mais il reste vrai que son action militante vise pour l’essentiel, à débarrasser l’Afrique de ses tares et le monde de ses complexes et de ses contradictions. Pour nous, plus que d’être réduite à un certain féminisme réducteur, le combat de Fatou Diome relève plus de l’humanisme, visant un certain idéal social. Nous avons d’ailleurs vu que le sort des femmes, mais aussi de tous ceux qui souffrent de part le monde, de ceux qui sont sans voix, est ce qui motive et justifie son combat.
Fatou Diome est incontestablement une grande voix de la littérature francophone : par ses colères raisonnées, elle interpelle sans répit le monde…
Niamey, Niger
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[1] Fatou Diome, Impossible de grandir, Mayenne, Flammarion, 2013, p. 234.
[2] Nathalie Carré, « Des explorateurs aux écrivains voyageurs : cheminements littéraires », in Notre librairie, n°153 – Janvier-mars 2004, p.13.
[3] Tirthankar Chanda, « L’écriture dans la peau », Entretient avec Calixthe Beyala, in Notre librairie n°151 – Juillet-septembre 2003, p.40.
[4] Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003, p.226.
[5] Ibid., p.226-227.
[6] Latifa Madani, « France : Fatou Diome ″ Je suis là pour gâcher le sommeil des puissants″ »
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Entretien de Times 24 avec Fatou Diome, consulté le 11/08/2016.
[7] Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p.9.
[8] Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003, p.41.
[9] Jacques Chevrier, « Fatou Diome », in Cultures Sud n°166 –Juillet-septembre 2007, p.38.
[10] Momar Désiré Kane, Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophone, Paris, L’Harmattan, 2004, p.125.