Jacques Chevrier, "...était la forge des littératures"
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Jacques Chevrier, "...était la forge des littératures"

L’émérite professeur Jacques Chevrier, un des vaillants promoteurs des lettres francophones, est décédé en août dernier. L’écrivain et journaliste mauritanien Bios Diallo, qui fut son étudiant, lui rend hommage.

"Il était la forge des littératures africaines de la Sorbonne"

Il est des nouvelles qui assomment. Tellement on ne s’habitue jamais à leur annonce. Ainsi en est-il de celle de la mort d’un proche, d’un ami ou de quelqu’un qui a contribué à notre formation (intellectuelle ou autre). C’est le brutal réveil que j’ai eu, le 30 août 2023 ! La veille, quand l’ami Lareus Gangoueus m’écrit à 3 heures du matin pour demander une musique funéraire, « balafon de préférence », précise-t-il, j’étais loin de m’imaginer à qui le son était destiné. Je lui fais des suggestions, et file au lit.

Le lendemain, j’appelle Lareus. Son ton est ténu, moins jovial que d’habitude. Il ne s’agit pas de parler d’un texte, d’une pépite littéraire : « C’est pour accompagner Jacques Chevrier… Il est parti ce mardi 29 août 2023, à 89 ans ! » … Je suis sans voix !

Jacques Chevrier, qui ne se souvient de La Littérature nègre (A. Colin, 1975) ? Pour de nombreux élèves, étudiants, enseignants et amoureux des lettres africaines, ce livre était une porte d’entrée chez les classiques. Jacques Chevrier fut mon directeur de recherche à la Sorbonne. À la fin des cours, souvent, nous arpentions ensemble la rue des Écoles, le boulevard Saint-Michel… Nous échangions comme de simples amis, et non de la relation du professeur à l’étudiant ! Les sujets ne manquaient pas, et sans aucune restriction. Il était allergique aux directives figées : « Non, défendait l’auteur des Blancs vus par les Africains (Favre, 1998), je ne vois pas pourquoi on parlerait de tel texte plutôt que de tel autre à cause de son écriture peu conventionnelle. Si l’auteur l’a fait, c’est parce qu’il a senti la nécessité de nommer la chose, poser un regard sur sa société, son espace. Politiquement correct, ou pas, sulfureux, ou pas, c’est sa liberté, son droit. Et on pourrait penser que ce qui l’interpelle aura ces lecteurs aussi

Quant à ses livres, anthologies ou essais, on ne pourrait les citer tous. Piochons au hasard : Une vie de boy. Étude critique (Hatier, 1977), L’Arbre à palabres. Essai sur les contes et les récits traditionnels d’Afrique noire (Hatier, 1986), Littérature africaine. Histoire et grands thèmes (Gref, 1995), Poétiques d’Édouard Glissant (Presse de la Sorbonne, 1999)… Parmi les nombreuses thèses et études qu’il a dirigées citons celles sur la Réception de l’œuvre de Kateb Yacine, Les Noirs dans les textes maghrébins, La Littérature engagée d’Afrique de l’Ouest

Il fait aimer et découvrir les œuvres de Césaire, Senghor, Ibrahima Ly, Cheikh Hamidou Kane, Ahmadou Kourouma, Sembène Ousmane, Amadou Hampâté Bâ et bien d’autres écrits fondateurs. Dans ses différents modules, il accorde aussi de la place aux nouvelles générations : Abdourahman Waberi, Sami Tchak, Alain Mabanckou, Kossi Efoui… Au cœur du quartier Latin de Paris, à la Sorbonne, temple du savoir, Jacques Chevrier a su asseoir les littératures africaines, maghrébines et caribéennes. Professeur puis titulaire de la chaire d’études francophones et du Centre international d’études francophones de la Sorbonne de 1995 à 2003, il a par son abnégation rehaussé la marginalité de ces territoires linguistiques et littéraires autrefois vus sous l’angle essentiellement exotique.

Jacques Chevier représentait à lui seul la forge des littératures africaines dans cet antre. Pour avoir été son étudiant, je puis témoigner que ses cours étaient de véritables laboratoires entre «amoureux des lettres sans nationalités », comme aimait plaisanter un condisciple ! Plusieurs de ses anciens élèves deviendront à leur tour des critiques littéraires : Aliou Camara, Stefania Cubeddu, Nathalie Philippe, dont il préface le livre Paroles d’auteurs ! (La Cheminante, 2013).

Ma première rencontre avec Jacques Chevrier remonte à 1995 au Festival des francophonies en Limousin, à Limoges. À table avec le Guinéen Williams Sassine, à qui il consacra un brillant essai, Williams Sassine, écrivain de la marginalité (Éd. du Cref, 1995), il se joint à nous avec une pile de textes sous les bras. Sassine me présenta, en ces termes : « Jacques, voici un jeune qui vient du pays des chameaux, que j’ai connu à Nouakchott. Il est devenu journaliste après moi, mais il écrit surtout. Heureusement pour lui, du moins, il n’a pas connu les mêmes affres de la vie que moi ! » Je souris, timidement. Chevrier dit, taquin : «Les sujets ne manquent pas. Il n’y a pas que la prison, l’alcool et certaines autres choses de tes livres ! Il trouvera donc sur quoi écrire. »

Après Limoges, nos poignées de mains seront fréquentes à Lille, Dakar, Brazzaville, Bamako et dans plusieurs lieux à Paris. Partout où on parlait du livre, à une conférence ou dédicace, il n’était pas rare de voir sa silhouette entre les étals. La présente photo, avec lui, a été prise en 2017 au siège des éditions Gallimard.

En clair, avant beaucoup, Jacques Chevrier avait cru en la littérature africaine, en ses lettres. Même si son concept de la « migritude » (migration-négritude) n’a pas autant pris que celui de la négritude, porté par Césaire, Senghor, Damas… Mais disons simplement que Jacques Chevrier, lu et étudié dans la plupart des écoles et universités africaines, mais aussi en France et aux États-Unis, a marqué de son empreinte les études africaines.

Professeur émérite, président de l’Association des écrivains de langue française et vice-président du Cercle Richelieu-Senghor, Jacques Chevrier est l’inspirateur du prestigieux Grand Prix littéraire de l’Afrique noire, attribué depuis 1961 et qui révèle des auteurs de talents. Il sera là aussi pour le prix Ahmadou-Kourouma, créé en 2004 et décerné annuellement au Salon international du livre et de la presse de Genève. On ajoutera à ses nombreux actifs son statut d’éditeur, directeur de la collection « Mondes noirs Poche » chez Hatier et de la collection «Archipels littéraires » aux éditions Moreux.

L’héritage de Jacques Chevrier restera dans nos universités et espaces intellectuels. Et pour cause. Il a légué son fonds documentaire à l’association Lire autour du monde, qui œuvre à la promotion de la lecture. Celle-ci s’occupe du transfert de sa bibliothèque à Conakry, notamment à la médiathèque du Centre culturel franco-guinéen et à la bibliothèque universitaire de Sonfonia. Généreux des lettres, jusqu’au dernier souffle ! Merci Professeur Chevrier !

 

                                                                                                               Bios Diallo, Ecrivain-Mauritanie

                                                                   In Francophonie du monde N°14 novembre-décembre 2023