Idoumou, L'enfant qui aimait les papillons
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Idoumou, L'enfant qui aimait les papillons

Nouvelle

Professeur de littérature, à l’université de Nouakchott, critique littéraire, poète et romancier, Idoumou Mohamed Lemine ABASS est aussi nouvelliste. Nous vous proposons une de ses  nouvelles publiée dans la Revue Souffles sahariens

L’enfant qui aimait les papillons

(Inédit)

Il aimait les papillons. Un amour fou qui l’avait pris subitement et dont il ne s’expliquait pas les raisons. Enfant, il courait derrière eux, sans jamais les attraper, pour ne pas leur faire mal. Lorsqu’il en capturait un par mégarde, il le relâchait aussitôt et se nettoyait les mains de la poudre graisseuse que la bestiole y laissait, comme pour effacer les traces d’une bévue. Il dormait avec des dizaines d’insectes multicolores dans les yeux et se réveillait impatient de courir dehors pour les retrouver. Quand il en voyait qui s’étaient posés sur les arbres ou à proximité de quelque flaque d’eau, il pouvait passer des journées entières à les regarder et à leur parler. Il lui arrivait aussi d’en rêver et de se réveiller en sursaut parce que, poursuivant un gros papillon qui s’amusait à se tenir à sa portée avant de s’éloigner rapidement, il se trouvait au bord d’un précipice ou sur le point de marcher sur un gros serpent.

Il avait même donné des noms à certaines espèces de papillons : Assely, à la couleur de miel, Lazrak, dont les ailes bleues azurées étaient éblouissantes, Peau-de-Lapin et Oreille-de-Chat, appelés ainsi à cause de la forme des leurs. Pour chacune de ces espèces, il avait construit une vie ; des habitudes et des comportements qui la distinguaient des autres. Assely détestait les mouches qui, le prenant sans doute pour du miel, ne cessaient de l’importuner de leurs bourdonnements. Il passait sa vie à les chasser. Lazrak aimait les nuages et volait très haut pour les surplomber, rivalisant de légèreté avec eux. Peau-de-Lapin, fier de son envergure qui dépassait de loin celle des autres espèces, était un danseur virtuose. Oreille-de-Chat, lui, avait honte de ses deux ailes de derrière, rabougries et fragiles. Il passait son temps à les tirer avec ses pattes postérieures pour les allonger. C’était le plus sympathique pour l’enfant. Il aimait particulièrement l’observer s’adonner à son exercice pénible et vain. Il avait une tendre compassion pour lui ; il croyait que sa présence consolait le malheureux.

Mais qu’avaient-ils de si aimable, les papillons ?

Un jour, son professeur de botanique avait expliqué à l’enfant que les lépidoptères, avant d’être de couleurs chatoyantes, d’avoir des ailes et de voler, étaient d’abord de vulgaires chenilles et de vilaines chrysalides. Ils ne vivent que très peu de temps, disait-il, et perdent leurs élytres avant de mourir, se transformant alors en des cadavres flétris et hideux. Il s’était même évertué à montrer des images disgracieuses des différents stades de vie des insectes : des larves poilues et tordues, des boules fibreuses, pendues à des feuilles mortes et de petites choses difformes ; un mélange d’ailes coupées et de pattes tétanisées, le tout accroché à une coque trouée de toute part, gisant pitoyablement sous les arbres ou dans des marais putrides. L’enseignant avait, en partie, tué le charme qui attirait l’enfant vers les beaux insectes, transformant son amour pour eux en une sorte de compassion désolée ; une douleur diffuse et inexplicable qui s’était d’ailleurs estompée avec l’âge. Des vers cracheurs de saletés ! Des cocons mous, enrobés de fibres collantes et dégoûtantes ! Rien, vraiment rien d’attirant ! se disait l’enfant depuis qu’il avait assisté aux cours d’entomologie de son professeur. De temps en temps pourtant, il ressentait, au fond du cœur, quelque penchant pour les papillons, quand il en voyait papilloter, surtout en hivernage. Mais cela n’avait rien à voir avec la folle passion d’avant. Ainsi, année après année, il avait oublié qu’il était amoureux des petites bêtes au corps décati et aux ailes adipeuses.

L’enfant était maintenant devenu un homme. A plus de cinquante ans, il avait les cheveux clairsemés et grisonnants, la tête remplie d’autres souvenirs et le cœur habité par d’autres amours. Il écrivait des livres pour y déposer ses sentiments et ne pensait plus aux papillons, ni à d’autres choses encore qu’il avait aimées enfant, désormais enfouies dans les tréfonds de sa mémoire.

Une certaine nuit d’insomnie, alors qu’il se promenait dans la cour en quête de sommeil, la question avait resurgi brusquement : d’où lui venait cet amour des papillons qui l’avait accompagné durant toute son enfance et une partie de son adolescence ; cet amour qui avait ressuscité ce soir-là, comme s’il nichait quelque part en lui, à la manière du papillon dans sa chrysalide ?

Alors qu’il marchait le long du mur de la concession, son cœur s’était mis à battre, comme naguère, avec le battement d’ailes d’insectes invisibles. Son sentiment se réveilla d’un coup. En un rien de temps, il était possédé à nouveau par l’amour des papillons et ne pensait plus qu’à ça. Il aurait voulu les trouver tout de suite, se mêler à eux, suivre leurs envolées, les voir se poser dans sa main, leur dire des mots d’amour, les embrasser même avec un désir enflammé.

Quelques instants avant, alors qu’il était au lit, il pensait à tout sauf à sa passion d’antan. Il ne pensait d’ailleurs à rien, tellement il avait besoin de reposer son esprit, après une journée de travail longue et pénible, où il avait lu, à la demande d’un éditeur de la place, une série de poèmes qui n’avaient de poétique que le titre pompeusement apposé sur la page de garde du texte. Et maintenant, dans la cour de sa maison endormie, il était pris d’une envie irrépressible de papillons ! Il croyait les voir scintiller au milieu des étoiles qui perçaient la nuit noire de faibles clignotements intermittents. Il désirait avoir des ailes lui-même et voler très haut, décrivant des circonvolutions de plus en plus larges ; de plus en plus rapides. Il se souvenait de ceux à qui il avait donné un nom : Assely, Lazrak, Peau-de-Lapin aux ailes interminables, Oreille-de-Chat. Tous lui manquaient. Il croyait percevoir leur présence tout près de lui, dans les ténèbres, sentir le va-et-vient de leurs ailes fragiles éventer  son visage. Comme naguère, il avait des papillons dans les yeux par centaines, voire par milliers ! On dirait aussi qu’il en avait partout sur le corps et que leurs pattes légères lui chatouillaient la peau.

Il ne put se rendormir cette nuit-là.

Le lendemain, il était très fatigué et avait des cernes autour des yeux. Sa femme s’en aperçut.

  • Tu n’as pas dormi, toi !
  • Non !
  • Tu es malade ?
  • Non ! J’ai pensé toute la nuit à des papillons.
  • Des papillons ?
  • Oui ! Des papillons.

Elle eut un petit rire, avant de prendre un air un peu dégoûté :

  • On m’a toujours dit que les papillons étaient des insectes malpropres !
  • Ah oui ?
  • De vraies sales bêtes !

Il avait pris un air renfrogné, comme cela lui arrivait quand il était contrarié. Son épouse, qui avait pris l’habitude de lui passer toutes ses lubies, l’avait regardé longuement, puis ils avaient changé de sujet.

L’amour des papillons avait repris place dans le cœur de l’écrivain. Il projetait maintenant d’écrire un livre sur le sujet. Un roman, auquel il donnerait pour titre « L’enfant qui aimait les papillons ». Un roman ? Peut-être pas, mais une nouvelle, oui. C’était plus raisonnable…Il préparait justement un recueil de récits courts et un titre comme celui-là lui irait bien : « L’enfant qui aimait les papillons »…Ce n’était pas mal. Il imaginait déjà son livre avec une belle couverture, frappée d’un papillon couleur de miel, les ailes déployées en peau de lapin ou en oreilles de chat. Ce livre va opérer une vraie métamorphose dans ma carrière d’écrivain, pensait-il parfois, rêvant de succès et d’universalité.

Les jours passèrent et son amour ressuscité était chaque jour plus vivace. Il retrouva des habitudes d’enfant : il allait dans un jardin public à la recherche des insectes et, quand il en trouvait – ce qui était rare, il faut le dire, à la Capitale où il habitait maintenant – il se plaisait à les contempler, ravi mais toujours préoccupé par la question : pourquoi aimait-il les papillons comme un possédé ?

Une autre nuit d’insomnie, alors qu’il lisait un livre pris au hasard dans sa bibliothèque, il entendit soudain une voix ; une voix qui venait de l’enfance ; la voix d’une petite fille qui, au début, n’avait pas de visage et qui disait :

« J’aimerais tellement être un papillon ! ».

Il se figea. Son esprit devint flasque et ses pensées se floutèrent. Il était dans une boule qui tournait et il se voyait, comme dans un miroir, flotter dans le vide. La voix de la fillette tournait, elle aussi, et pénétrait son corps de tous les côtés. Le mouvement de la boule en amplifiait l’écho.

J’aimerais tellement être un papillon.

…tellement être un papillon.

…être un papillon.

…un papillon

Et la voix de l’enfant qu’il était quand il avait quatre ans disait :

« Tu aimes les papillons ? »

La petite fille, qui avait peut-être le même âge et portait une robe de tissu wax toute neuve, répondait :

« Oui ! Tu peux attraper un papillon pour moi ? »

C’était un jour de fête. La mère de l’enfant les avait amenés, lui, sa petite sœur et son petit frère qui était encore au sein, au tam-tam qui se donnait à cette occasion, attirant les habitants de leur petite ville de toutes parts. La place des fêtes grouillait d’une foule bigarrée et joyeuse. Il y avait des papillons partout. Le vacarme du tam-tam dérangeait les insectes, à moins que ses vibrations ne les fassent danser.

La petite fille à la robe multicolore avait répété avec insistance :

« Tu peux attraper un papillon pour moi ? »

Et elle avait embrassé furtivement l’enfant.

Il revoyait maintenant son visage ; ses cheveux soigneusement nattés en deux tresses qui lui descendaient sur les tempes, ses yeux de miel où pétillait un sourire fascinant, son nez humide de sueur et sa bouche où manquaient deux dents, les deux canines supérieures. Il sentait la douceur de ses lèvres sur sa joue.

« Tu veux vraiment un papillon ? »

« Oui ! S’il te plaît ! »

Et elle l’avait embrassé de nouveau, longuement cette fois, en faisant un petit gloussement satisfait.

Il avait couru alors, sans réfléchir, derrière la volée d’insectes qui dansaient au rythme des roulements du tam-tam. Il avait décidé d’en attraper, non pas un seul, mais dix, vingt, trente…autant qu’il en fallait pour rendre heureuse la petite fille aux lèvres si douces. Mais plus il courait, plus les insectes s’éparpillaient dans le ciel. Il s’était arrêté, essoufflé, regardant subrepticement vers la petite fille, comme pour s’excuser de retarder sa joie. 

Ce fut alors qu’une voiture, un Land Rover châssis court de couleur gris cendré, avait surgi brusquement d’on ne savait où et foncé à vive allure sur l’assistance. Elle zigzaguait comme si elle dansait sur la cadence du tam-tam. A cet instant, l’enfant vit la petite fille qui portait une robe de wax neuve pour la dernière fois. Elle courait dans tous les sens pour éviter le véhicule qui se dirigeait vers elle, en faisant des slaloms de plus en plus rapides.

Cela avait duré une éternité.

Ensuite, il y avait eu un choc assourdissant, suivi d’une longue clameur de la foule. Les roulements du tam-tam s’étaient arrêtés brusquement et tout le monde avait couru vers le nuage de poussière qui enveloppait la voiture, qui s’était encastrée dans un mur.

La petite fille, elle, avait disparu dans le désordre qui suivit l’accident. L’enfant l’avait cherchée partout, jusqu’à ce que sa mère l’eût retrouvé et entrainé au loin.

Le soir, alors que frissonnant de fièvre il était recroquevillé dans le giron de sa maman, il entendit une voisine lui chuchoter : 

« C’est le médecin lui-même qui conduisait. Il a tout fait pour la sauver, mais la volonté d’Allah était déjà accomplie. »

Il y eut un silence interminable, durant lequel l’enfant sentait de légers spasmes soulever la poitrine de sa mère où il posait sa tête et contracter son cou qu’il entourait de ses bras menus. Il sentait aussi les battements de son cœur bourdonner dans ses oreilles.

Après, il s’était endormi.

Quand il s’était réveillé le lendemain, il avait au cœur cet amour irrésistible des papillons.

Voilà.

L’écrivain posa le livre qu’il avait entre les mains, se coucha par terre et se roula en boule, comme un enfant de quatre ans qui avait mal. Il pleura jusqu’à l’aube, la main posée sur la joue ; là où la petite fille qui aimait les papillons avait déposé son dernier baiser.

Idoumou

IN Revue Souffles sahariens de l’Association des Ecrivains Mauritaniens d’Expression Française (AEMEF). N°I, Janvier 2018.